Centenaire. Zevaco, premier architecte marocain

Malgré sa nationalité française, ce Casablancais à l’oeuvre mondialement reconnue est revendiqué par tous comme le précurseur et doyen de l’architecture marocaine moderne. Éléments de compréhension.

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Samedi 25 mai, l’Institut français de Casablanca nous proposait une conférence de Jean-Louis Cohen, historien d’architecture, professeur invité du Collège de France, enseignant à l’Institute of Fine Arts de New York, et co-auteur du Casablanca, mythes et figures d’une aventure urbaine, référence absolue en la matière. Sujet : Lecture de l’œuvre de l’architecte casablancais, Jean-François Zevaco, lequel aurait eu cent ans en 2016. Phénomène étonnant pour un sujet a priori réservé à quelques aficionados avertis, des dizaines de personnes — de tous âges et de profils variés — ont dû rebrousser chemin, faute de places, très tôt occupées, l’accès étant naturellement gratuit. Pourquoi un tel engouement ? Qui était donc ce Jean-François Zevaco ? Il est né le 8 août 1916, à Casablanca. Famille française, d’origine corse, d’Ajaccio plus exactement. Milieu aisé ? On sait seulement qu’enfant, il apprend à jouer du violoncelle et pratique l’escrime. Présente, Dominique Teboul, sa fille unique, témoigne de la passion permanente de son père pour la musique classique : “II en écoutait toujours lorsqu’il travaillait à sa table. Du Liszt, du Haendel, du Éric Satie…” Très jeune, c’est un brillant élément : il sera reçu premier au concours d’admission de l’École supérieure des beaux-arts de Paris. Sachant qu’à l’époque, sur quelque 500 candidats, on comptait quarante élus. Nous sommes en pleine Seconde guerre mondiale. L’école parisienne se voit obligée de se replier en partie à Marseille, derrière la Ligne de démarcation. L’étudiant y fréquente le célèbre atelier de Baudouin, un enseignant qui formera à la modernité une génération entière. C’est à Marseille que JeanFrançois Zevaco rencontre Colette, la compagne de sa vie. Une épouse fidèle mais une tout aussi fidèle collaboratrice qui, toujours, le déchargera efficacement des soucis administratifs, et le soutiendra dans les moments difficiles. Déjà bardé de prix récoltés en participant à moult concours, il est diplômé d’État en 1945, année de la fin de la guerre. De retour au Maroc, il enseigne aux Beaux-arts de Casablanca et débute sa carrière d’architecte dans le cabinet du grand Marius Boyer, un des constructeurs majeurs de la capitale économique, auteur, entre autres, de l’actuel siège de la Wilaya.

Un manifeste d’architecture brutaliste-lyrique

Contrairement à la “vieille Europe” dévastée et ruinée, encore engoncée dans une réglementation désuète et tatillonne, le Maroc de l’après-guerre est une terre d’entreprise, vers laquelle les capitaux ont reflué et où prospère une partie de la population ayant adopté un style de vie californien par bien des aspects. À Casablanca, les piscines publiques font face aux dancings, au bord d’une corniche que sillonnent les décapotables. Dès 1947, Jean-François Zevaco crée le “scandale” en construisant, au début du très huppé quartier d’Anfa, ce qui reste, aujourd’hui encore, une des villas les plus iconiques de Casablanca. Avec son audacieuse façade aux lignes penchées et à la courbure incurvée, étonnamment étirée, La villa Suissa — du nom de son commanditaire, un riche promoteur immobilier, mais que le grand public connaît actuellement sous le nom de Villa Zevaco, abritant le café-restaurant Chez Paul — est un véritable manifeste de l’architecture, qualifiée de brutaliste-lyrique, que ce génie précoce va développer tout au long de sa longue carrière. La bâtisse à l’enveloppe futuriste ultra graphique recèle, à l’intérieur, des éléments décoratifs d’une modernité raffinée, à l’exécution d’une maîtrise époustouflante, tel cet escalier aux garde-corps en verre transparent renforcé, suspendus par une serrurerie en laiton du plus bel effet, réalisé par les Ateliers Vincent Timsit (VT) qui l’accompagneront longtemps et dont il concevra l’étonnant siège en 1952, boulevard Moulay-Ismail. De même que ces très originaux lambris en céramique bleu azur, en forme de cabochons — l’ensemble étant, pour l’essentiel, fort heureusement toujours en place. Rappelons, pour la petite histoire, que cet ovni architectural, dont l’orgueilleuse proue était, alors, visible de très loin, ne fut pas du goût de la grande bourgeoisie catholique européenne d’Anfa, habitant à l’époque des villas au mieux de style néo-mauresque, au pire, néoprovençal. D’autant que Monsieur Suissa, ce juif indigène enrichi, ne manquait pas d’y donner, régulièrement, des réceptions au luxe jugé indécent…

Star des revues d’architecture pointues

En 1958, Zevaco (en association avec Domenico Basciano et Paolo Messina) commet un autre geste architectural à la modernité encore plus radicale et lyrique, un objet qui deviendra, lui aussi, tout aussitôt iconique de cette architecture casablancaise avant-gardiste : l’Aé- rogare Tit-Mellil. Actuellement abandonné et en bien piteux état, cet ensemble de bâtiments, à l’esthétique poétique et ludique, fut, en son temps, publié dans les principales revues d’architecture internationales, parmi lesquelles, la plus pointue alors, Architecture d’aujourd’hui. Celle-ci a, d’ailleurs, durant des années, et sous l’impulsion du critique-vedette André Bloch, adepte de l’architecture-sculpture, réservé plusieurs de ses pages à de nombreuses réalisations de l’architecte casablancais, faisant ainsi de lui une personnalité, depuis, bien inscrite dans l’histoire mondiale de l’architecture. Outre le caractère très graphique des réalisations de Zevaco, la rencontre de ce dernier avec Marc Lacroix, un jeune photographe d’architecture particulièrement doué, a très probablement joué en faveur de ces nombreuses publications. En effet, les clichés en noir et blanc de Lacroix exaltaient, par une terrible maîtrise de la lumière et des ombres portées, le caractère sculptural et organique, quasi mystique, des bâtiments nés sous le crayon de l’architecte, semblant émergés, littéralement, du sol minéral et rocailleux — surtout lorsqu’il s’agissait des nombreux équipements publics, situés au milieu de nulle part, dont l’administration du Maroc indépendant allait lui passer commande.

Des bâtiments inscrits dans notre mémoire rétinienne

Il réside peut-être là, le mystère de l’adoption de ce pied-noir — d’abord par la première génération d’architectes marocains diplômés, aujourd’hui par les jeunes stars du métier — comme à la fois leur maître et un des leurs : contrairement à la plupart des grands noms français, ses aînés, Jean-François Zevaco n’a, non seulement pas quitté le pays après l’indépendance, mais a très activement contribué aux grands chantiers nationaux qui ont en résulté. À commencer par la reconstruction de la ville d’Agadir, après son fatal tremblement de terre de 1962, aux côtés des Marocains Élie Azagury — devenu son ami intime —, Mourad Ben Embarek et autre Abdeslam Faraoui. Son bureau de poste, érigé en plein centre de la ville nouvelle, est toujours cité en exemple de ce style moderniste et brutaliste, faisant de la structure et de la fonction, le fondement et la raison de la forme — aux antipodes de cette architecture postmoderniste, inculte et bavarde, qui déferlera sur notre pays à partir des années 1980, faisant son désespoir, comme celui de tant d’autres… Dominique, sa fille, se souvient des réflexions férocement ironiques qu’il lui distillait, lors de leurs balades en ville : “Tu vois, cette énorme colonne, à quoi elle sert ? À supporter cette minuscule structure…” Entre 1953, date de la construction du Centre de réé- ducation de Tit Mellil — un chef-d’œuvre de l’écriture du Maître, aujourd’hui abandonné et dans un sale état — et 1972, date de la réalisation du mythique Marché de la rue d’Agadir, à Casablanca, Jean-François Zevaco a parsemé le royaume d’édifices publics et privés, plus ou moins modestes (Infirmerie de Ben Slimane, 1954, un pur joyau), plus ou moins monumentaux (la station thermale de Sidi Harazem, 1960), sans compter les nombreux tribunaux, écoles, villas et autres sièges de banques… C’est simple, une grande partie des Marocains ont, aujourd’hui, consciemment ou pas, un bâtiment de Zevaco imprimé dans leur mémoire rétinienne.

Patrimoine. UNE KORA ARDIYA EN DÉSHÉRENCE

Le grand projet urbanistique de toute la carrière de Zevaco fut, assurément, son travail d’agrandissement et d’embellissement effectué sur l’actuelle place des Nations Unies, en 1974. Où le maître de l’architecture moderne marocaine n’hésite pas à sacrifier, pour gagner de la place, deux “monuments” de la ville : les Magasins réunis (un temps Galeries Lafayette), un des premiers bâtiments au monde en béton armé, signé des Frères Perret, et le légendaire Vox, plus grand cinéma d’Afrique, signé Marius Boyer, son premier maître ! En échange, les Casablancais ont gagné leur fameuse Kora ardiya, ce dôme en résine polychrome, monté sur une demi-sphère en métal, devenu, tout aussitôt, un des repères les plus emblématiques de la cité, figurant sur toutes les cartes postales de l’époque. Le dôme en question, surmontant, comme chacun sait, l’unique passage sous-terrain de Casablanca, a été traité comme un riad moderne. Force est de constater que le résultat, très élégant au rendu, a très vite mal vieilli, jusqu’à se transformer en véritable coupe-gorge, au début des années 2000… Il en est aujourd’hui, à sa énième tentative de réhabilitation. En même temps que l’actuelle place des Nations Unies, Zevaco a œuvré à la réalisation de la première rue piétonne (Prince Moulay Abdallah), aménagée dans le même goût éminemment seventies. La rue, jadis un paseo chic, ressemble aujourd’hui à une kissaria bas de gamme.[/encadre]
 

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