Âpre débat autour de l'égalité dans l'héritage en Tunisie

Le président tunisien Béji Caid Essebsi a promis lors d’un discours historique des avancées en matière de libertés individuelles, notamment l’égalité homme-femme dans l'héritage. Une annonce qui a suscité une levée des boucliers des conservateurs.

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Crédit: FETHI BELAID / AFP

« Une commission a été créée ce matin qui aura comme prérogative de voir comment mettre en place l’égalité dans l’héritage« . C’est en ces termes que le président tunisien Béji Caid Essebsi a lancé le débat sur l’égalité dans l’héritage, citant en modèle la Turquie qui « a adopté l’égalité dans l’héritage depuis Atatürk« .

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La nouvelle commission aura pour mission l’élaboration d’un rapport sur les réformes inhérentes aux libertés individuelles et l’égalité. Dans son discours, le président, confiant, assure que les juristes tunisiens poursuivront l’élan réformateur et trouveront les formules adéquates pour ne pas s’opposer ni aux préceptes religieux, ni aux principes constitutionnels pour permettre l’instauration de l’égalité successorale.

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La commission des libertés individuelles et de l’égalité a tenu sa première réunion jeudi 17 août. Sa présidente, la députée Bochra Belhaj Hmida, est l’ancienne présidente de l’Association tunisienne des femmes démocrates, et se bat pour la cause de l’égalité homme-femme dans l’héritage depuis des années.

« La méthodologie de travail et les objectifs fixés dans le décret présidentiel relatif aux libertés individuelles et à l’égalité homme-femme ont été à l’ordre du jour« , a-t-elle déclaré à l’agence de presse tunisienne TAP. Cette commission se réunira deux fois par semaine et se basera sur le référentiel juridique et réglementaire relatif à l’égalité et aux libertés individuelles.

Bien que les travaux de la commission n’aient pas encore réellement commencé, les différentes couches de la société s’attendent à un revirement imminent au vu de la rentrée prochaine des partis politiques. En 2016, un projet de loi relatif à l’égalité dans l’héritage avait déjà été soumis au Parlement, fortement remis en cause par les islamistes d’Ennahdha, majoritaires à l’assemblée.

Qui sont les détracteurs ?

Hamadi Jebali, ancien leader du mouvement Ennahdha

L’ancien chef du gouvernement a lourdement critiqué le discours du président Essebsi dans une publication Facebook. « Le président de la République a démontré une nouvelle fois qu’il est le premier à appeler à la violation de l’article 1er de la constitution (« La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son régime« , NDLR) », écrit-il. Il insiste sur le fait que ce discours « menace la paix sociale » et estime que le président est « ignorant », ou qu’il fait un « calcul politique » ou encore que ce sont des considérations d’ « agenda électoral ». Jebali précise que cette commission ne respecte pas l’avis de tous les Tunisiens.

Abbas Shuman, adjoint du grand imam d’Al Azhar (Égypte)

Abbas Shuman a lui aussi sévèrement critiqué les propositions de Béji Caïd Essebsi. Dans un communiqué publié sur sa page Facebook, il affirme que l’égalité dans l’héritage « porte atteinte à la femme, n’est pas juste avec elle et est contraire à la charia islamique« . Il évoque la sourate « Al Nissae » et affirme que « tous les érudits se sont entendus » sur la question.

Cette position d’Al Azhar a été dénoncée par de nombreux internautes égyptiens et tunisiens qui ont lancé sur les réseaux sociaux le hashtag  » #يا_الازهر_خليك_في_العسكر » (Al Azhar, occupe-toi de l’armée), en référence aux violations des droits de l’homme commises par l’armée égyptienne.

Abdellatif Mekki, député d’Ennadha

« Cela pourrait faire rentrer le pays dans des agendas politiques alors que la Tunisie a besoin d’un agenda qui permette le développement et la relance de l’économie ». C’est ainsi que le député indique au site AkherKhabar son opposition au discours du chef d’État tunisien.

Pour lui, c’est à la jurisprudence islamique de trancher sur la question de l’héritage. Abdellatif Mekki estime également que la Constitution tunisienne est claire sur le fait que le texte juridique ne doit pas être en contradiction avec le texte religieux.

Sa consœur Monia Brahim a déclaré quant à la chaîne France24 que le discours du président était « surprenant » étant donné qu’il n’a pas abordé selon elle les priorités de pays. Elle ajoute qu’une interprétation de certains textes coraniques fondamentaux n’est pas acceptable, car ils sont « très clairs« , en référence à ceux relatifs à l’égalité dans l’héritage.

Qui est pour?

Sadok Belaïd, ancien doyen de la Faculté de droit de Tunis

Sur les ondes d’Express Fm, Sadok Belaïd, grande sommité du droit, a commenté la polémique. Pour lui, « le fait d’avoir appliqué les modalités sur l’héritage pendant 13 siècles ne veut nullement dire qu’elles sont exactes« .

Belaïd assure au contraire que « le texte coranique met l’accent sur le fait que l’héritage doit être réparti après en avoir déduit les montants de dettes ou de legs sans oublier que le même texte coranique abonde en versets prônant l’égalité parfaite entre hommes et femmes« . Il conclut en donnant entièrement raison à BCE, considérant ses propositions comme un retour aux sources et déplorant toute la polémique qu’il y a autour.

Ali Laaridh, dirigeant d’Ennahdha

Contrairement à ses collègues de parti, Monia Brahim et Abdellatif El Mekki, Ali Laaridh a exprimé son soutien à toute législation ou mesure renforçant les acquis de la femme, et favorisant l’égalité et la justice. Sur sa page Facebook, il écrit « Je félicite la femme tunisienne, je la salue pour ses acquis […] comme l’avait indiqué le président de la République, nous respectons la religion musulmane, la Constitution et les conventions ayant été signées par notre pays et nous considérons que le fait de les associer ensemble est une nécessité« .

Noureddine Arbaoui, président du bureau politique du même parti, déclare de  son côté qu’Ennahdha « n’a pas d’objection à soulever la question de l’égalité successorale tant qu’elle ne s’oppose pas aux constantes de la Constitution et aux principes de l’Islam« .

L’office de l’Ifta de la République tunisienne

« Ces propositions renforcent la position de la femme et sont une garantie au principe d’égalité entre l’homme et la femme en droits et en devoirs conformément à notre religion« , peut-on lire sur la page Facebook de l’office qui affirme le caractère « exceptionnel » du discours du président tunisien.

L’instance rappelle également que Béji Caïd Essebsi s’est appuyé sur un texte religieux et non sur des conventions internationales. À la publication de ce communiqué, Fadhel Achour, secrétaire général du syndicat des imams tunisiens, a d’une part rejeté les propositions présidentielles et s’est opposé à l’annonce de l’Ifta allant même jusqu’à demander la démission du mufti de la République, Cheikh Othman Battikh.

Modernité et religion, les fondements de la Tunisie

« Aller vers la parité ne veut pas dire aller à l’encontre de la religion« , assure Béji Caïd Essebsi. Ce discours progressiste ne veut pas aller contre le texte coranique, mais plutôt se concentrer sur une lecture vectorielle du coran afin de déterminer les moyens d’aller vers cette égalité tout en respectant le texte.

Le 13 août 1956, 51 ans plus tôt, Habib Bourguiba promulguait le code du statut personnel en s’appuyant sur l’émancipation féminine pour revitaliser la société entière. D’après l’article 18 , « la polygamie est interdite« .

Pour justifier cette interdiction, Bourguiba s’est référé justement au texte coranique, qui dit « Épousez, comme il vous plaira, deux, trois ou quatre femmes. Mais si vous craignez de n’être pas équitables, prenez une seule femme » (verset 3 de la sourate « Al Nissae »).

À ce propos, Bourguiba dira, « nous nous sommes confrontés à l’esprit du Livre Saint qui s’oriente vers la monogamie. Notre décision en cette matière ne contredit aucun texte religieux et se trouve en harmonie avec notre souci de justice et d’égalité entre les textes« .

Aussi, dans les années 1930, Tahar Haddad, grand penseur et érudit issu de l’Université Zitouna de Tunis, haut lieu de l’enseignement islamique supérieur, a démontré la compatibilité entre l’Islam et la modernité. Khéreddine, grand vizir de la régence de Tunis puis de l’Empire ottoman, avait quant à lui écrit un livre en 1868 déjà, expliquant que l’avenir du monde musulman était lié à sa modernisation.[/encadre]

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