Yasmina, 35 ans, gardienne de voiture à Casablanca: "Tout le monde m’appelle Lalla"

Yasmina, 35 ans, est gardienne de voitures à Casablanca depuis 12 ans. Retour sur le parcours de cette femme parmi les hommes, fière de son métier.

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Il est plus de 15h lorsque nous retrouvons Yasmina dans la rue qu’elle garde depuis 8 ans et qui est en travaux depuis plusieurs semaines. Les rumeurs disent que ce sera bientôt une zone à horodateurs, mais Yasmina n’est pas défaitiste, elle a toujours su se sortir de toutes les situations, même les plus délicates.

À 17 ans, elle quitte l’école après la mort de son père. À 20 ans, elle devient femme de ménage à plein temps. Lorsque la femme qui l’emploie quitte le Maroc en 2005, elle l’aide à obtenir une autorisation pour exercer comme gardienne de voiture. Grâce à son employeuse, Yasmina a obtenu le précieux sésame en moins de 2 mois, « ce qui était vraiment exceptionnel vu les délais habituels« , raconte-t-elle avec fierté.

12 ans après, nous voilà dans une petite ruelle près de sa zone. Il est 16h30 et les automobilistes commencent à récupérer leur voiture. Alors, déjà fatiguée d’avoir nettoyé 4 voitures en moins de 50 minutes, elle entame une course endiablée se faufilant comme une danseuse entre les voitures afin de récupérer son dû.

Lorsque ça se calme, elle enlève son chapeau de paille, remet son foulard en place, déplie sa chaise, offerte 12 ans auparavant par sa sœur, et s’assoit, épuisée. Elle vérifie que personne ne nous observe, allume une cigarette, raconte quelques blagues mi-féministes mi-misogynes, prend une grande inspiration et commence à nous raconter son histoire…

Là où tout a commencé

Ma nouvelle vie a commencé le 4 juillet 2005 près du quartier Derb Omar à Casablanca. J’avais tout préparé, je suis arrivée aux aurores avec cette chaise pliable que m’avait offerte ma sœur. Ma mère, très fière, avait brodé mon prénom sur mon gilet. J’avais un sac rempli du nécessaire : une petite serviette, une grande bouteille d’eau, quelques journaux et 100 dirhams en pièces de 1, 5 et 10. J’étais fin prête.

Dès 8 heures du matin, les gens commençaient à récupérer leurs voitures. Je ne savais pas quoi faire alors je restais immobile, sur le trottoir près de ma chaise. Une demi-heure plus tard, de nouvelles voitures arrivaient alors j’essayais de tenir mon rôle et de leur trouver une place où stationner. Personne ne me prenait au sérieux. Une femme gardienne de voitures ? C’était du jamais vu. Je ne me suis pas découragée pour autant.

Vers 10h, un des automobilistes que j’avais aidé à stationner et dont j’avais gardé la voiture depuis au moins 1h, a repris le volant pour s’en aller. Alors, je me suis précipitée pour récupérer le paiement. « Si tu veux que je te donne quelque chose, il faudra plus si tu vois ce que je veux dire. Une jolie fille comme toi doit s’occuper des hommes, pas de leurs voitures« , m’a-t-il dit. J’étais outrée alors je me suis retournée sans un mot et je suis allée finir la lecture de l’article de journal que je venais de commencer.

Des propositions indécentes comme celle-ci, en plus de 10 ans, j’en ai eu tellement que je ne saurais les compter. Mais la seule dont je me souvienne mot pour mot c’est celle-là, parce que c’était la première et la plus dure à avaler. Depuis, j’ai pris l’habitude de m’asperger d’une poudre très blanche, je porte un foulard sur mes cheveux, pas par conviction, mais plutôt pour me cacher, je mets aussi des gants et un énorme chapeau. Souvent on voit que je suis une femme, seulement une fois que je suis à la fenêtre de la voiture et ce n’est pas plus mal.

Lors de mon premier jour, seulement 7 voitures sur la soixantaine que j’ai vu passer, m’ont réglée et il n’y avait que des femmes au volant de celles-là. Comme si seules les femmes n’étaient pas dérangées par le fait de voir une des leurs faire un « travail d’hommes ».

« La réussite attise la jalousie »

Petit à petit, j’ai commencé à faire ma place et à me faire respecter. Certains hommes me laissaient même les clés de leur voiture afin que je les stationne moi-même. J’étais mieux payée que tous les gardiens du coin sous prétexte que j’étais une femme et que si j’étais amenée à faire ça, je devais en avoir plus besoin qu’eux. Et la réussite attise la jalousie.

Très vite, j’ai commencé à subir des pressions de gardiens officiels et officieux de zones voisines. Je me faisais agresser par des jeunes en moto, d’autres, plus vieux, attendaient la fin de la journée pour me faire peur sur mon trajet de retour. Les menaces faisaient complètement partie de mon quotidien et j’ai appris à vivre avec.

Je suis restée dans cette zone jusqu’en décembre 2007 après avoir été agressée très violemment par un jeune gardien qui voulait récupérer cette zone. Cela faisait déjà quelques mois qu’il passait ses journées dans la rue, un gilet sur le dos, à récupérer tous mes clients. Sauf que ceux-ci s’étaient habitués à moi, et très peu lui donnaient quelque chose. Il a préféré me mettre hors d’état de travailler pour être sûr de pouvoir prendre ma place.

À ce moment, je suis partie voir ma mère à Fqih Bensaleh et j’y suis restée quelques mois. Autant de méchanceté gratuite avait tout remis en question et je n’étais plus prête à me battre dans ce monde d’hommes. Je pensais revenir à Casablanca et recommencer les ménages, mais Allah en a décidé autrement.

Nouveau départ

À peine revenue, un commerçant de la rue que je gardais a pris contact avec moi. Il avait été mis au courant de ce qui m’était arrivé et pensait que pour continuer à gagner ma vie en sécurité je devais aller vers un autre quartier, plus huppé. Il m’a assisté dans toutes les démarches et a carrément fait en sorte de m’affecter à un boulevard qui n’avait jamais été gardé de manière officielle.

J’ai commencé à travailler ici en janvier 2009 et j’ai les mêmes habitudes depuis. Le matin, j’arrive généralement vers 7h30. À partir de 8h15, les gens des banques commencent à arriver avec chacun, une place plus ou moins attribuée. À 9h, une amie à moi, femme de ménage dans une maison voisine, me sort un verre de thé et quelques gourmandises. On papote pendant une dizaine de minutes et chacune reprend son travail.

Les matinées sont assez calmes dans ce quartier, mais à partir de midi/13h il y a beaucoup de travail. Des gens viennent ici pour déjeuner, alors je dois leur trouver une place, parfois leur laver la voiture et tout ça en un temps record si j’espère bien me faire payer. Vers 14h30, lorsqu’ils repartent, par eux-mêmes, les gens me laissent entre 5 et 10 dirhams, vu le quartier. Parfois même 20.

17h, c’est les sorties de bureau. C’est là qu’il faut être le plus rapide, parce que les gens n’ont pas le temps de vous attendre, puis jusqu’à 19h c’est les sorties de cafés.

J’arrive chez moi vers 20h30 ou 21h, dans un appartement que j’ai acheté toute seule à Errahma. C’est un peu loin, mais je rentre tous les jours avec ma sœur qui a une voiture et qui habite avec moi. Ma mère n’a jamais voulu revenir, alors on n’est que toutes les deux.

« Fière de qui je suis »

Généralement, je gagne 300 dirhams par jour. Parfois pour les bonnes journées, je peux aller jusqu’à 800 dirhams. Mais depuis quelques mois, alors que j’ai l’autorisation sur tout le boulevard, des gardiens autoproclamés se sont emparés de la partie en face des cafés. Du coup, des journées à 800, ça fait bien longtemps que je n’en ai pas. Et depuis les travaux, je ne m’occupe que de cette petite rue alors même quand j’arrive à 300 c’est déjà une bonne journée.

Depuis que les travaux ont commencé, je me demande si je ne vais pas faire autre chose, surtout que mon autorisation s’arrête de toute façon à la fin de cette année. Je pensais d’abord à faire les démarches nécessaires, comme d’habitude, mais je pense à voir plus grand, même si dans mon éducation on nous interdisait de rêver.

Je ne me suis jamais mariée, par choix, pour garder mon indépendance comme je garde les voitures. Et puis aujourd’hui, une femme peut tout faire toute seule sans l’aide de personne alors m’encombrer d’un homme qui ne cessera de me faire croire qu’il vaut mieux que moi, non merci.

Je n’ai jamais vendu mon corps, par principe, et malgré les propositions parfois exorbitantes. Je ne fais mon âge que lorsque je suis chez moi, sinon je me grime pour faire plus vieille, plus respectable, moins apte à être embêtée comme toutes les femmes célibataires de 35 ans le sont.

Je suis fière de qui je suis et le plus important pour moi c’est que ma mère et ma sœur n’aient besoin de rien parce que moi, Al Hamdoulilah, j’ai toujours su sortir le meilleur de ce que la vie m’offrait. Je ne suis peut-être qu’une gardienne, mais ici chez les hommes, tout le monde m’appelle Lalla.

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