"Cassés, brimés, démotivés" des fonctionnaires réagissent au discours du trône

Après les critiques adressées à l’administration publique dans le discours de la Fête du Trône, Telquel.ma a recueilli différents témoignages de fonctionnaires publics qui racontent leur quotidien et expliquent leur "manque d’ambition".

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Dans son discours prononcé à l’occasion de la Fête du Trône,Mohammed VI  déclare que « le secteur public, en particulier l’administration publique, souffre d’une faible gouvernance et d’une productivité insuffisante« . Dans ce même discours, le souverain pointe l’incompétence et le manque d’ambition chez les fonctionnaires, et les appelle à faire honneur à l’administration.

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Par ailleurs, alors que la fonction publique est déjà en sous-effectif, on annonce près de 150.000 départs à la retraite au cours des dix prochaines années, fragilisant encore plus ce secteur. Cette année, plus de 23.000 postes budgétaires sont ouverts. Pourtant – et malgré le taux de chômage -, ces postes n’intéressent plus. La principale raison est que l’image de la fonction publique est entachée par plusieurs clichés.

Actuellement, les employés des administrations publiques représentent 5% des actifs. En 2016, ils étaient plus de 580.000 pour une masse salariale de plus de 100 milliards de dirhams, pour un salaire moyen de 7.700 dirhams. Mais qui sont-ils? Quel est leur quotidien ? Quelles sont leurs envies, leurs ambitions ? Amina, Ghita, Hamid et Aymen (tous les prénoms ont été changés) racontent leurs vies de fonctionnaire.

Amina, fonctionnaire dans les collectivités locales: « Un fonctionnaire type est une personne qui travaille sans savoir quel est l’objectif à atteindre« 

Le fonctionnaire vit dans une essoreuse qui use toute estime de soi, toute compétence et toute envie d’entreprendre quoi que ce soit. J’ai commencé à travailler à 22 ans (Bac+4) et à 50 ans passés, mon seul souci est actuellement de pouvoir partir à la retraite avec une santé mentale préservée.

Je n’aspire à aucune promotion. Elle ne viendra pas de toute façon. Je n’aspire à aucun changement de grade, je suis déjà plafonnée. Mon seul objectif est de partir saine d’esprit, avec le minimum de dégâts sur ma valeur en tant qu’être humain, et en tant que femme.

En trente ans d’exercice, j’ai croisé peu de fonctionnaires qui ne veulent pas travailler. En revanche, des fonctionnaires cassés, brimés, démotivés et qui ne savent plus pourquoi ils sont là tous les jours, j’en ai vu passer des centaines. Mon chef direct, en poste depuis 6 ans, n’a jamais tenu aucune réunion de travail avec son équipe. Un fonctionnaire type est donc une personne qui travaille sans savoir quel est l’objectif à atteindre.

J’ai à maintes reprises déposé un travail que l’on m’a demandé de rendre sans jamais savoir ce qu’il en était advenu, ni même savoir ce que le directeur en a pensé.

J’ai beaucoup appris dans le cadre de mon travail, et je suis fière d’appartenir à l’administration publique. Celle-ci est une mine riche en informations, en savoir-faire et en potentiel créateur de valeur ajoutée.  Mais le minerai au lieu d’être poli pour extraire le diamant est tout simplement jeté comme une vulgaire pierre.

Le manque de compétences, quand il s’avère, n’est pas une fatalité. Les livres de gestion recèlent de méthodes pour palier ce manque. Après, il y a tous les dépassements, toutes les incohérences du système que le citoyen constate quand il a affaire à l’administration. Mais ces dépassements, ces incohérences, le fonctionnaire lui aussi les subit à son niveau!

Tous les jours, je vais à mon bureau sans savoir si je vais avoir du travail à faire. Je ne suis pas la seule dans mon cas. Du coup, je prends des livres avec moi. C’est pour cela cher citoyen, quand vous ne trouverez que la veste du fonctionnaire sur la chaise, dites-vous peut-être qu’il est effectivement allé se dégourdir les jambes, car rester assis à ne rien faire de la journée, cela ne fait du bien ni au cœur, ni à l’esprit.

Ghita, fonctionnaire du ministère des Transports: « ce ne sont pas les compétences qui te font évoluer, mais plutôt le piston »

Je suis arrivée dans la fonction publique par hasard. Après avoir eu mon diplôme en gestion des entreprises, j’ai travaillé quelques mois dans des entreprises familiales. Mais je n’étais pas satisfaite, vu que les opportunités sont minimes où je vis. J’étais en recherche active, jusqu’à ce que je passe le concours pour intégrer la fonction publique. J’ai été surprise d’avoir été prise, car je n’avais jamais entendu parler de ces concours avant. C’est ma famille et mes amies qui m’ont motivé à les passer afin de m’assurer une certaine « stabilité« .

Initialement la fonction publique ne m’intéressait pas, car les salaires ne sont pas motivants et l’ambiance n’est pas la meilleure qui soit. J’ai eu du mal à m’intégrer parce que j’étais très jeune, et les autres n’acceptaient pas qu’il y ait des jeunes qui voient la fonction publique autrement, qui veulent faire des progrès pour changer l’image qu’on a toujours eue des administrations publiques.

Aujourd’hui, vu que je travaille dans les achats par appels d’offres, c’est un service qui est très dynamique et où il faut respecter les délais et la réglementation des marchés publics. Ce n’est pas vraiment le chômage comme on se l’imagine.

Côté salaire, c’est la souffrance pour tous les fonctionnaires. Maintenant, avec ma licence professionnelle, mes 5 ans d’expérience et mes intérims chaque année (pendant la période des congés maternité), je n’ai pas obtenu un poste avec plus de responsabilités, ni l’augmentation que je mérite. En cinq ans, mon salaire  n’a augmenté que de 1.000 dirhams, parce que ce ne sont pas les compétences qui te font évoluer, mais plutôt le piston.

Certes, il y a un dysfonctionnement dans les administrations publiques. Et s’il y a une personne qui doit y mettre fin et fermer la route à ces personnes malhonnêtes qui profitent de la richesse du pays en tant que fonctionnaires, c’est le roi. C’est lui qui a le pouvoir.

Hamid, fonctionnaire au service des mines: « Le discours royal résonne encore dans mes oreilles »

Je suis fonctionnaire depuis plus de 35 ans et j’en suis fier. Alors, quand j’entends que je suis un incapable, ça me fait bien rire. Un jour, une jeune fille s’est présentée à mon bureau en hurlant: « vous n’êtes que des incapables et tout ça, vous l’avez hérité des Français« . Pour elle, quel que soit son problème, il devait être réglé par moi, sans savoir ma fonction, sous prétexte que j’étais seul dans un bureau.

Et ce n’est pas la seule à penser ainsi. J’ai vu, à de nombreuses reprises, du mépris dans les yeux de jeunes qui auraient pu être mes enfants alors qu’ils devraient me traiter avec respect. C’est ça ma vie de fonctionnaire.

Il y a des jours où je passe outre, mais il y en a d’autres où ma propre estime en prend un coup. Comme samedi dernier par exemple. Le discours royal résonne encore dans mes oreilles comme s’il n’était adressé qu’à moi. Pourtant j’ai fait de grandes et belles choses dans ma vie. J’ai acheté une maison à mes parents il y a une dizaine d’années dans la région de Casablanca pour qu’ils vivent leur retraite près de nous et je suis moi-même propriétaire. J’ai deux fils qui ont réussi, dont un qui est fonctionnaire comme moi et qui aspire à changer tout le système.

Si l’argent qui devait être injecté dans la fonction publique l’était réellement, je ne suis pas certain que le secteur serait moins attractif. Mais vous savez, entre les montants promis et ceux reçus il y a beaucoup d’intermédiaires. Alors lorsqu’on gagne 5.000 dirhams par mois depuis 4 ans et qu’on a une famille à charge, on se débrouille. J’avoue moi-même n’avoir pas toujours été honnête, pensant que la corruption était mon dû pour toutes ces années passées à travailler sans évolution possible.

Je n’ai pas pris de vacances pendant trois ans pour pouvoir changer de grade. J’ai copiné avec mes supérieurs pour espérer prendre leur place. Parce que c’est comme ça que ça se passe partout, et pas uniquement dans le secteur public. Mes amis pensent que j’ai la belle vie, et me disent: « de toute façon, même si tu ne travailles pas tu ne te feras jamais virer« . Oui, mais mon moral et ma conscience me l’interdisent.

Chaque jour, nous sommes des centaines de fonctionnaires à faire notre travail du mieux qu’on peut, toujours le sourire aux lèvres, malgré les insultes et les injustices, juste pour changer l’image qu’on a de nous. Et j’ai encore de l’espoir !

Quand le roi a parlé des gros problèmes de l’administration publique, j’aurais juste aimé qu’il rajoute que ceux qui en souffrent le plus, ce sont les fonctionnaires.

Aymen, enseignant: « Je suis le premier à déconseiller les jeunes diplômés à postuler dans le public » 

Je suis devenu enseignant par conviction. La grande estime que j’avais pour ma personne m’a convaincu que j’étais venu au monde pour partager mon savoir avec les autres et les rendre meilleurs. Croyez-moi, j’ai bien vite remis les pieds sur Terre.

Cela fait à peine une dizaine d’années que je suis dans le secteur public, et comme beaucoup d’autres, je suis d’abord venu ici pour apporter ma contribution au changement. Parce qu’à mon sens le développement d’un pays ne peut se passer que sur les bancs d’école. Pendant un an, j’étais dans un déni total, fermant les yeux sur tous les dysfonctionnements et avançant droit devant pour rendre le Maroc meilleur.

Puis j’ai commencé à déchanter. Alors je me suis raccroché à d’autres choses: quelques élèves vraiment convaincus que la méritocratie apporte la réussite, quelques prix de reconnaissance, des appels de parents qui me disaient à quel point j’étais important, puis des avantages sociaux qui m’ont mis à l’abri moi et ma famille.

Ce travail que je chérissais tant est devenu un travail comme un autre, puis une corvée. C’est comme jouer à la balle au prisonnier. Chacun jette la balle sur l’autre, et celui qui est touché est pris pour bouc émissaire. Je me plains de mes élèves qui n’ont pas le niveau, et eux se plaignent de leur professeur toujours grognon. Puis la semaine passe, et d’autres après elle.

Je me sens concerné par le manque d’ambitions, mais pas fautif. Concerné parce que je n’ai plus aucune ambition ni personnelle ni professionnelle. Je ne m’estime pas fautif parce que mon ambition a été malmenée, traînée dans la boue, voire même moquée. « Tu veux changer les choses ? Tu as cru qu’on était en Suède ou quoi?« .

Aujourd’hui tout ce que je veux, c’est finir la vingtaine d’années qu’il me reste avant la retraite. Le plus rapidement possible et sans attache. Vous pensez que je ne sers à rien, vous avez bien raison. Je n’ai plus envie de servir à quoi que ce soit. J’ai assez servi pour ce pays qui ne reconnaît la réussite que par l’argent. Et moi, l’argent ne m’intéresse pas. J’aurais voulu être un de ces grands professeurs dont on reparlera dans des années, mais à cause du système, ces profils-là n’existent plus.

Et je suis le premier à déconseiller aux jeunes diplômés de postuler dans le secteur public. C’est une usine à malheur sans aucune évolution possible. J’ai pensé souvent à tout arrêter, mais à chaque fois un simple « merci » me redonne l’envie de me battre pour quelques jours, voire quelques semaines avant que la réalité ne me rattrape.

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