Fatym Layachi- Fous au volant

Par Fatym Layachi

Il est 15 h 40 et tu viens de quitter le boulot. Tu n’as absolument pas fini de bosser, mais tu ne vois aucune raison d’en faire plus pendant ce mois où tout le monde en fait moins. Et puis, à en juger par le concert de klaxons que tu entends depuis 14 h, tu as l’impression que certains ont décidé de travailler à mi-temps. Et tout le monde trouve ça normal. Enfin bon, tu es en route pour rentrer chez toi, et fatalement tu te retrouves au milieu d’une circulation qui donne des allures de jungle à la ville. Entre ceux qui roulent à toute blinde et ceux qui s’endorment au moindre stop, tu ne sais plus trop quoi faire. Tu te fais doubler par un type qui roule à 90 km/h. D’habitude, c’est plutôt pendant la dernière demi-heure qui précède l’appel à la prière que tu as affaire à ce genre de fous au volant. D’ailleurs tu ne comprends jamais vraiment pourquoi. Toi, tu te dis que logiquement, si tu as vraiment jeûné avec conviction, tu ne devrais pas être à cinq minutes près.

Tu es donc là au volant de ta voiture à moitié apeurée à moitié hyper-prudente et forcément énervée sans même savoir pourquoi. Autour de toi, la couleur des feux semble plus décorative qu’autre chose. Bien évidemment, tu te retrouves dans un embouteillage. Il y a d’ailleurs un truc assez génial ici, c’est cette capacité à fabriquer un embouteillage avec quatre voitures et une mobylette. C’est tout de même remarquable de faire autant avec si peu. Ça doit être ça aussi la générosité marocaine. Enfin bref, tu es donc au milieu de cet enchevêtrement improbable de voitures. Le marquage au sol semble à but purement décoratif, lui aussi. L’expression “remplis la route” prend tout son sens.

Tu as l’impression que la circulation ramadanesque est un mélange de Tetris scabreux et de Mario Kart en hypoglycémie. Tu essaies de te frayer un chemin mais la route est bloquée : deux voitures se sont donné un petit coup. C’est de la faute de qui ? Qui n’a pas respecté la priorité ? Peu importe, l’heure est aux insultes qui fusent. Pendant le ramadan, la grossièreté verbale semble tout à fait normale. Tu peux traiter de péripatéticienne la mère d’un inconnu devant son gamin de 4 ans — qui sentira donc sa grand-mère chérie insultée par la même occasion —, mais si tu vois un gars boire une gorgée de jus de grenade ça ébranlerait ta foi. Tu trouves ça paradoxal et hypocrite, mais ici, on n’est jamais à une incongruité près. Tu es donc là à contempler le spectacle désolant de ces deux mâles à l’haleine fétide qui se croient dominants.

Tu trouves ça affligeant que le mois sacré ne rende pas les gens plus sereins. C’est le but pourtant, non ? Une sirène te sort de ta léthargie. Tu regardes dans ton rétroviseur, une ambulance essaie de se frayer un chemin. Tu essaies de te rabattre pour la laisser passer mais tu n’as pas où. La troisième voie est squattée par une voiture mal garée, un vendeur de pastèques, trois mobylettes et une bonne femme qui essaie de doubler par la droite. Un joyeux bordel qui ne semble absolument pas se soucier du sort de la personne transportée dans cette ambulance. Personne ne bouge. Dans ton rétro, les sirènes se rapprochent mais tu ne vois pas du tout comment libérer un passage. C’est ahurissant à quel point les gens semblent s’en foutre. Et si c’était leur mère qui avait besoin d’oxygène ? Ou leur fils qu’il fallait transporter d’urgence à l’hôpital ? L’ambulance arrive tant bien que mal à passer. Tu te demandes combien de temps elle mettra pour arriver à destination. Tu continues ta route et cette fois c’est un convoi mortuaire qui passe. Tout le monde s’écarte comme par magie. C’est émouvant de voir comment les gens respectent la mort. Mais tu te dis que ça serait mieux si on commençait par respecter les vivants.