Ta vie en l'air. Être et paraître

Par Fatym Layachi

Ca y est ! Ça démarre. Ce n’est que le début mais tu sens qu’on est déjà en plein dedans. L’odeur de harira embaume la cuisine de tes parents. Ta mère commence déjà à se plaindre, ton cousin ne va déjà plus au boulot qu’à mi-temps, et ta tante se dit qu’un petit week-end loin d’ici ne lui ferait pas de mal. Il n’y a aucun doute, ramadan a bel et bien commencé. Ton rythme de vie et ton look vont être totalement modifiés pour le mois qui vient. Parce qu’il est aussi question de look durant le mois sacré. Et que celui qui s’imagine que cela aurait à voir avec une quelconque pudeur se rassure, ce n’est pas vraiment de ça dont il s’agit. Ici, tout est question de marketing. Dans les magazines, il y a les collections croisière, ici il y a les collections ramadanesques.

A croire que jeûner exige un dress code, et avaler goulûment de la harira ne peut se faire qu’en gandoura en mousseline. Au Maroc, on a réussi à codifier tout et n’importe quoi, même l’abstinence. Et personne ne trouve ça aberrant ou paradoxal. Au contraire, tout le monde trouve ça normal. Ici, tout passe. Et quand on y met un soupçon de religiosité de façade et quelques grammes de traditions inventées, ça passe encore mieux. Alors du coup, les boutiques de fringues, les pâtisseries et les designers saupoudrent de calligraphie arabe et de petites lunes leurs cartes de vœux pour le mois sacré et en profitent pour t’inviter à découvrir leurs nouveautés. Du coup, tu te sens un peu perdue. Tu as grandi avec ta grand-mère qui te parlait du ramadan comme d’un mois de piété, et là autour de toi on ne parle que d’un mois de fête. Ça doit être un peu des deux. De toute façon, ici, on n’est jamais à une contradiction près . Et toi, tu n’es pas du genre à te révolter. Tu t’adaptes à l’ambiance. Et donc, pendant vingt-neuf ou trente jours, tu seras pieuse et festoyeuse. Pour l’instant, il est quinze heures, tu bâilles devant l’écran de ton ordi, tes collègues sont tous au ralenti. Ton estomac gargouille et ton esprit divague. Ton téléphone sonne. C’est Zee qui t’appelle. Il faut à tout prix que vous preniez le ftour ensemble ce soir. Elle est hyper-mal. Elle doit s’afficher en terrasse pour montrer que tout va bien. Tu la retrouves à dix-neuf heures trente.

Le soleil va bientôt se coucher. Vous avez parfaitement bien choisi le lieu et impeccablement choisi la table pour voir et se faire voir. Vous êtes au top. Vous croisez plein de visages familiers, vous faites des sourires, des “comment ça va ma chérie ?” et quelques “il faut absolument qu’on se fasse un truc cette semaine.” Zee vient de se faire larguer. Elle ne doit surtout pas laisser croire qu’elle va mal, qu’elle est abattue ou, pire, qu’elle ne sort plus. Elle a mis un joli haut d’inspiration néo-beldi, un jean un peu large et un maquillage nude. Elle a l’air fraîche, pudique et sereine. Ce n’est pas du tout ce qu’elle est. Mais c’est exactement ce à quoi elle veut ressembler. L’appel à la prière se fait entendre, il est temps de manger. Le buffet est gargantuesque et mélange les briouates, les sashimis et les œufs durs sans le moindre souci de cohérence. De toute façon, la cohérence est rarement une priorité par ici. Tu te dis que ça pourrait nourrir un quartier d’affamés, mais ce ne sont que des petits oiseaux mondains comme toi qui vont se contenter de picorer en faisant la fine bouche.