Omar Saghi - Religion ou tradition ?

Par Omar Saghi

Pas un jour qui passe sans qu’on nous explique que les archaïsmes dans l’islam sont dus à la tradition, non à la religion.

Cette opposition entre la tradition, forcément réactionnaire, misogyne, patriarcale, obscurantiste, et la religion, obligatoirement rationnelle, éclairée, moderniste avant l’heure, est devenue le fer de lance des promoteurs de l’islamisation culturelle. L’abaissement de la condition féminine dans les pays musulmans ? Elle serait due aux cultures locales, contraires à la religion émancipatrice. Les freins à la libre-pensée ? Encore la faute des us et traditions, pas de l’islam promoteur de la liberté de conscience.

Je ne discuterai pas ici des arguments opposants la “tradition” à la “religion”, mais je me borne à souligner l’usage polémique qui en est fait. Désormais, toute critique articulée touchant la religion soulève l’ultime défense : ce n’est pas de la religion dont vous parlez, mais des traditions. Les traditions sont mauvaises, la religion est bonne. Cet argument salafiste, qui est un sophisme, est redoutable. Il fige tout processus d’analyse et détourne le regard de la religion au profit d’épouvantails inoffensifs.

Car la réalité, malheureusement, est tout autre. Les traditions dont on parle sont diverses. Or, ce qu’on remarque par exemple, c’est que là où le statut de la femme en islam est relativement élevé, en Afrique subsaharienne ou en Asie du Sud-Est, les traditions locales sont matriarcales et jouent en faveur d’une émancipation féminine contre l’usage patriarcal de la religion.

Ce doublon providentiel, la tradition (archaïque) et la religion (émancipatrice), est utilisé depuis au moins deux siècles. C’est au nom de la religion émancipatrice que l’islah (la réforme) du XIXe siècle a combattu les confréries religieuses, les pratiques de l’islam quotidien, un certain laisser-aller des mœurs. C’est au nom de la religion que les traditions ont été déracinées, au Maroc comme ailleurs.

Et comme tout sophisme finit par buter contre le réel, voilà qu’un nouvel acte dans cette interminable tragi-comédie vient de se produire.

Le Maroc pourchasse les burqas, comme anti-tradition marocaine. Sur ce point (la “non-marocanité” des burqas), même les défenseurs de ce voile intégral sont d’accord : il n’est pas de “chez nous”. Dans l’usage de l’argument religion-tradition, il faudrait donc comprendre que la burqa, anti-traditionnelle mais religieusement justifiée, est émancipatrice. Le foulard islamique, apparu voilà quelques décennies seulement, était anti-tradition. La religiosité excessive et bruyante dans l’espace public, apparue il y a quelques décennies seulement, était anti-tradition.

Loin d’être un boulet réactionnaire contre une pratique religieuse libératrice, la tradition a été au contraire un moyen de contrer l’offensive nihiliste du salafisme. À chaque fois qu’une tradition est combattue au nom de l’islam, la liberté des musulmans est diminuée.

Faut-il pour cela interdire ce “modernisme” importé : celui des burqas par exemple ? Non, car l’interdiction d’un habit n’est que l’ombre portée de son imposition autoritaire. Il reste un espoir : les opposants à cette interdiction veulent porter l’affaire devant les tribunaux. Et je ne peux qu’encourager cette initiative. Que le droit, désormais, départage entre les uns et les autres. C’est-à-dire, entre la religion et la tradition, le moment est venu d’introduire le troisième terme, qui est celui des sociétés ouvertes et libérales : le droit et la justice indépendante.