Pourquoi le Goncourt de Leïla Slimani est une prouesse

À plusieurs égards, l'attribution du très fameux prix Goncourt à la marocaine Leïla Slimani pour son deuxième roman Chanson Douce est un exploit.

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Leila Slimani Crédit: AFP

Un profil atypique

Leïla Slimani a moins de quarante ans. La plupart des primés du Goncourt raflent le prix dans la quarantaine, parfois dans la cinquantaine. Leïla Slimani est une femme. Elle est la cinquième femme seulement à obtenir le fameux prix sur les vingt dernières années. Enfin, Slimani n’est pas née en France et n’est pas blanche. Là encore, elle rejoint un groupe encore marginal de nominés. Le quotidien français Le Monde l’a d’ailleurs relevé avec précision. Dernière originalité – et prouesse – que la marocaine s’arroge : Chanson Douce, son roman primé, est seulement son deuxième (le premier, Dans le Jardin de l’ogre est paru en 2014), là où les auteurs sont le plus souvent consacrés après avoir publié un certain nombre de titres.

Éviter le piège identitaire

Slimani, donc, vient du Maroc. Il y a peu, une autre romancière et sociologue marocaine, Kaoutar Harchi a montré à quel point la situation des auteurs maghrébins écrivant en français ou édités en France était particulière. Harchi certes se concentrait sur des auteurs étrangers et algériens, mais la marginalisation qu’elle évoque semble pouvoir s’appliquer au-delà de ses exemples choisis. Et la sociologue remarquait que bien souvent, les médias, les critiques, les éditeurs et même le public, exigent de ces auteurs d’autres qualités que les considérations purement littéraires. On attend de l’auteur qu’il rejoigne un récit politique convenable, qu’il montre patte blanche, s’adapte aux exigences médiatiques et politiques… Un triste jeu dont Slimani a su rester à l’écart. Ses romans n’ont pas de portée médiatique direct par leur sujet, ne peuvent être instrumentalisés dans aucun sens. L’identité maghrébine des deux héroïnes de ses deux romans est anodine, n’a aucun impact sur la narration ou la trame. Une démarche à contre-courant, dans une France qui fonce tête baissée, dans de nouvelles formes d’orientalisme et de racisme, notamment artistiques.

Ce que Slimani dit aux Français

Mais Slimani n’a pas juste évité le piège d’une oeuvre instrumentalisée en des temps d’islamophobie et de questions identitaires ressassées jusqu’à la nausée : elle critique au contraire la modernité tant vantée. Plus que bien des auteurs contemporains français, elle a mis le doigt là où ça fait mal. Chanson Douce décrit d’abord la vie d’un couple de parents et leur rapport avec leur nounou. Les deux parents sont de parfaits représentants d’une classe moyenne ouverte et tolérante. Las. Au début du roman, madame s’ennuie pendant que monsieur travaille. Les vieilles habitudes ont la peau dure, même à Paris, même dans ce groupe social instruit dont on dit qu’il est le moteur du progrès. La violence des rapports qu’ils entretiennent avec la nounou est aussi brillamment décrite. Au XXIème siècle, ce n’est plus tant, ou plus seulement sur un plan économique que la discrimination se joue. C’est le capital culturel qui divise et Slimani le montre bien. Porte-étendards de la culture, du cool, emplis de bonnes intentions, d’empathie et d’une certaine forme de bien-pensance, les deux parents sont même incapables de saisir les murs qu’ils dressent entre eux et leur employée. Et tous deux sont tout aussi aveugles quant à la société dans laquelle ils se prélassent et qui leur impose une quête frénétique d’un bien-être illusoire et une féroce concurrence entre personnes dans une course à la réussite sociale et au prestige.

Avec Chanson Douce, Slimani a visé juste. Auteure atypique, elle a su éviter les chantages médiatiques et s’est fendu d’une superbe critique sociale de la société française.

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