Danser sous les portiques

Par Omar Saghi

Moins d’une minute devenue des milliers d’heures de visualisation virale. La scène montre une vingtaine de pèlerins juifs new-yorkais au Maroc, à l’aéroport de Casablanca, chantant pendant les procédures de contrôle. Les commentateurs ont souligné la tolérance du pays, ou encore la joie des juifs marocains visitant leur pays d’origine. En réalité, peu d’entre eux sont d’origine marocaine, et leur joie est mystique, non nationale. Mais les commentaires ont eu tout juste, à leur manière. Pays des saints, parsemé de koubbas éparpillées partout dans le paysage urbain ou rural, le Maroc est la création d’un roi saint, au sens le plus archaïque et le plus fondamental du terme, Moulay Idriss, en 788. Depuis le XVIe siècle, il est de nouveau un empire chérifien, les Saadiens ressuscitant le rêve idrisside et les Alaouites poursuivant la résurrection saadienne.

La diplomatie marocaine à destination du Sahel et de l’Afrique atlantique remobilise les liens confrériques et les routes spirituelles. Les tombeaux des pôles soufis sont de nouveau des points de ralliement transnationaux. Il n’est que normal, donc, que l’autre monothéisme constitutif du pays de Moulay Idriss, le judaïsme, participe de cette renaissance. Les hassidim chantant sous les portiques de sécurité de l’aéroport casablancais ne sont peut-être pas d’origine marocaine. Leur geste, par contre, est authentiquement marocain, en phase avec ce qui constitue le Maroc. L’empire chérifien, marginalisé comme féodal et passéiste par les républiques arabes (socialistes, démocratiques, laïques…) redevient ce qu’il a persisté à être, dans les années 1960 et 1970, le pays des rois et des saints. Aujourd’hui que le théologico-politique revient en force, comme le refoulé d’une modernité névrotique, le pays d’Idriss Ier renaît. C’est cela que les dizaines de milliers de commentateurs anonymes marocains ont saisi, dans leur inconscient historique : oui, ces juifs sont marocains parce qu’ils traversent les appareils d’État, les portiques magnétiques, les fouilles policières, les passeports à tamponner, en chantant des hymnes. Comme les pèlerins maliens ou mauritaniens lorsqu’ils viennent à Fès visiter le tombeau d’Ahmed Tijani.

Oui, ces policiers qui font leur travail avec amabilité, sont marocains parce qu’ils expriment le génie de cet Extrême Occident : le Maroc n’existe pas parce qu’il donne une carte d’identité aux uns et l’enlève aux autres, mais parce qu’il est un pôle mystique. Il y a peu de pays de cette sorte dans le monde : l’Arabie Saoudite où de telles scènes sont habituelles à l’aéroport de Djeddah, l’Iran, l’Inde, le Vatican, Israël, la Jordanie, l’Irak… 13 ans jour pour jour après les attentats de Casablanca, ce micro-événement aéroportuaire est en train de devenir un message mondial : par-dessus les frontières du XXe siècle, et leur charcutage des mémoires historiques, au-delà des appareils de sécurité que nos chers dictateurs (arabes comme occidentaux) ont tant aimés, le théologico-politique le plus noble se réveille.
J’aimerais imaginer que l’empire chérifien, cet empire fantôme qui flotte par-dessus les États postcoloniaux, puisse de nouveau se rire des immatriculations autoritaires des individus pour faire renaître les attachements émotionnels et communautaires.
Voilà un autre chantier pour la pensée politique (marocaine) : comment entrer dans l’État de droit à travers le sujet-croyant ; comment passer du citoyen-soldat au citoyen porteur de subjectivité. L’émotion est toujours politique.