À contre-courant. Qui est l’ami du Maroc ?

Par Omar Saghi

La politique est l’art de distinguer l’ami de l’ennemi. Lorsque le juriste Carl Schmitt proposa cette définition de la politique, sans doute pensait-il à la difficulté de cerner l’ennemi, tant la politique libérale (contre laquelle il s’est acharné) rejette l’inimitié par principe.

L’étrangeté de la diplomatie marocaine, au regard de cette définition de la politique, tient non pas à notre difficulté à accepter l’animosité ou à définir sa source, mais à la difficulté de définir nos amis. L’existence de l’ennemi nous chagrine, mais ne nous pose plus problème. Ce sont nos amis, nos alliés plus exactement, qui semblent se dérober. Qui est l’ami ? La France continue d’appuyer Rabat, et sa position, permanente et tenace, est méritoire. Mais les autres ?

Face à ce qu’il faut bien appeler un flottement inquiétant à Washington, le Maroc se cherche des alliés d’appoint, voire de substitution. De vieux amis, comme les pays du Golfe, qui deviendraient des alliés indéfectibles. Ou des partenaires jusque-là neutres, et qui auraient vocation à devenir des alliés vitaux. Bref, remplacer les États-Unis par la Russie. L’idée est séduisante. Mais la récente position russe, après la journée onusienne consacrée au dossier du Sahara, et malgré la visite du souverain et les accords agréés entre les deux États, n’a pas rayonné par sa chaleur. Moscou n’est pas encore cet allié rêvé…
L’idée pourtant est séduisante. Moscou comme Pékin peuvent être sensibles à la condition historique marocaine. Deux vieux empires, harcelés par l’impérialisme occidental du XIXe siècle, comprennent le vocabulaire politique marocain : la division du pays entre plusieurs colonisateurs, la récupération des terres spoliées et la réunification de la nation, la volonté de s’appuyer sur le droit international, mais aussi sur le droit historique, la conscience temporelle qui remonte à avant l’indépendance. À l’encontre des États-Unis, nation jeune qui promeut une vision atemporelle et judiciaire de la politique internationale, la Russie comme la Chine ont une conception plus profonde de l’histoire.

Mais si l’histoire nous rapproche de Moscou ou de Pékin, la géographie nous en éloigne. Puissances continentales, vouées à rassembler autour de l’une d’entre elles (probablement Pékin) une nouvelle Eurasie réunifiée, ces deux pays ne verront jamais dans le Maroc autre chose qu’une périphérie maritime très éloignée, dont on respecte l’existence, mais pas au point d’engager un bras de fer pour la soutenir. Rabat a raison de multiplier les alliances et de militer pour un monde multipolaire, de renforcer ses échanges commerciaux hors des partenariats classiques et de s’ouvrir à de nouveaux investisseurs, mais la leçon schmittienne ne doit pas être oubliée. La politique est l’art de distinguer l’ami de l’ennemi, en vue d’une confrontation, toujours possible, et le plus souvent, heureusement, suspendue. Dans cette optique, les amis du Maroc sont maritimes. Le maritime proche : l’Espagne et la France, chacune pour des raisons qui lui sont propres. Et le maritime lointain, les États-Unis et les pays du Golfe. Certes Washington n’est pas un allié rassurant. Ingrats parfois, imprévisibles, mus par des jeux que Rabat maîtrise mal, les États-Unis n’en restent pas moins un allié fondamental. Faire monter les enchères, prendre des garanties ailleurs, il s’agit là d’une prudence bienvenue. Mais ceux qui croient hâtivement que le Maroc doit tourner la page atlantique se trompent. Les steppes sino-russes sont loin, très loin.