Al-Adl Wal Ihssane veut-il vraiment couper des têtes ?

Le secrétaire général d’Al-Adl Wal Ihssane Mohamed Abbadi a évoqué l’instauration d’un califat. De quoi hérisser ceux qui défendent un rapprochement avec la Jamaâ.

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Crédit: Chahed.tv
Crédit: Chahed.tv

Propos polémiques du successeur de Abdessalam Yassine. Mohamed Abbadi, s’exprimant dans un conseil de la Jamaâ dont la vidéo a été diffusée par la Webtv des adlistes, Chahed.tv, a appelé à l’instauration d’un califat en terre musulmane, provoquant des réactions virulentes au sein de l’opinion publique . Il justifie cette position par un événement historique: «Lorsque le calife Omar a été poignardé, il a chargé les six [ses compagnons, ndlr] de délibérer en leur fixant une durée de 3 jours» pour rétablir le califat. «Il leur a dit : “s’il y a un opposant, qui que ce soit, coupez-lui la tête” et personne ne l’a contredit, ce qui veut dire que les compagnons du prophète étaient unanimes sur cette question», a conclu Abbadi, sans nuancer ses propos sur cet événement historique.

«Une déclaration ordinaire de la bouche d’un Adliste» 

Le projet de l’établissement du califat fait partie du projet politique d’AWI, théorisé par son fondateur Abdessalam Yassine, décédé en décembre 2012. Mais, depuis plusieurs années, et surtout au contact de la gauche lors des manifestations de 2011,  les déclarations publiques de plusieurs leaders de ce mouvement islamiste ont laissé croire que AWI a commencé à prendre le large avec ce projet absolutiste du «califat selon la voie prophétique», surtout après la mort du fondateur du mouvement.

Cette prise de position est-elle pour autant une surprise ? Pour l’universitaire et militant de gauche Maâti Monjib, qui a travaillé depuis des années sur le rapprochement entre les laïcs (majoritairement de gauche) et les islamistes (PJD et AWI) en organisant des débats publics, cette affirmation est «ordinaire de la bouche d’un Adliste». Pour autant, il juge que «le leadership d’AWI a progressivement changé de position sur la question du califat». Pour l’historien, cette volonté d’instaurer le califat doit être vue dans un cadre «supranational». «Maintenant ils (les leaders d’AWI, ndlr) disent que le califat n’est religieusement nécessaire que sur le plan panislamique, et quand tous les peuples musulmans seront unis. Autrement dit, le califat n’est pas politiquement souhaitable sur un niveau strictement national. Les Adlistes sont nationalement pour un régime choisi par le peuple», détaille Monjib.

Hassan Bennajeh, membre du cercle politique d’AWI, abonde dans le même sens. Ce dernier a affirmé au site Lakome que «le califat que défend AWI est une sorte de fédération et une union qui rassemble tous les pays musulmans.» Il a assuré que AWI ne promeut pas la violence et s’est défendu «de la compréhension simpliste et erronée selon laquelle Abbadi voudrait “couper des têtes” […] si cela était vrai, on serait en train de couper des têtes depuis 40 ans», a-t-il ajouté.

Une rupture avec l’héritage adliste

Toutefois, pour Driss El Ganbouri, chercheur spécialisé dans les mouvements islamistes, cette sortie est doublement «curieuse». D’abord, explique-t-il, parce que «pendant 40 ans, Abdessalam Yassine n’a jamais parlé comme Abbadi l’a fait. Il n’a jamais promu un califat basé sur la contrainte, la force ou les armes. Il l’a toujours théorisé comme un projet pour les musulmans (la Oumma) et comme un projet démocratique, que les gens vont accepter et porter». Pour El Ganbouri, cette déclaration se situe «aux antipodes de la tradition pacifiste promue par Abssalam Yassine et AWI depuis sa création». Irrémédiablement, «le mot “califat” a pris un autre sens suite à la proclamation du califat à Mossoul (capitale de Daech, ndlr)», note le chercheur.

Que révèle donc cette affirmation ? Pour Fouad Abdelmoumni, militant de gauche qui a aussi œuvré pour le rapprochement entre les deux bords, «cette sortie de Mohamed Abbadi tire la sonnette d’alarme» et crée «des ambiguïtés et des risques sévères» pour la suite du dialogue. «On doit pouvoir les interpeller dessus», insiste-t-il. Une interpellation qui doit être initiée, selon lui, d’égal à égal. Il explique que c’est aux forces politiques organisées, à l’État et aux partis de gauche en particulier de s’asseoir avec AWI, de clarifier ensemble quelles sont les règles qui doivent primer dans le fonctionnement collectif. «S’ils continuent de dire que notre engagement pratique est de couper la tête à celui qui ne veut pas reconnaître le califat, on aura fini le débat». En revanche, poursuit Abdelmoumni «s’ils disent on est en train de discuter là d’une référence théorique, à la limite je n’ai pas de problèmes comme je ne l’ai pas avec les libéraux qui revendiquent l’héritage de Robespierre et de la terreur, comme je n’en ai pas avec les marxistes qui continuent d’avoir dans leur littérature la dictature du prolétariat. Pourvu qu’il y ait des règles claires et explicites sur lesquelles il y aura un engagement irrévocable.»

Intégration au jeu démocratique

Pour autant, une question persiste : AWI est-elle prête à s’engager à accepter les règles du jeu démocratique ? À cette question, Abdelmoumni répond par la négative : «Al Adl Wal n’a pas encore voulu ou eu l’opportunité de trancher et de clarifier ses choix en matière de démocratie». Celui-ci estime néanmoins que ce mouvement s’est «fortement engagé pour devenir une organisation ouverte sur la démocratie, la pluralité et l’Etat démocratique». Un engagement qui a pu être perçu dans plusieurs discours des leaders de la Jamaâ qui, selon Abdelmoumni, a été «largement dominé par le référentiel démocratique, en particulier lors des manifestations de 2011. Les membres du cercle politique ont alors tranché ce choix de manière explicite et ont beaucoup communiqué dessus.»

Pendant cette période où AWI défilait dans la rue coude-à-coude avec la gauche et les laïcs, ce mouvement islamiste n’a tout de même pas «décidé d’assumer de manière intégrale [la démocratie]. Car je pense qu’ils sont encore dans un choix d’ambivalence tant qu’ils n’ont pas l’opportunité de trancher sans perdre plus qu’ils n’y gagnent. En tranchant pour la démocratie, ils perdent l’aile, les composantes et les sympathies de ceux qui rêvent encore d’un modèle absolutiste», analyse Abdelmoumni. Le changement définitif pour la démocratie, passe, ajoute Abdelmoumni, par une reconnaissance qui créerait pour eux «des opportunités d’ouverture sur les autres composantes de la société.»

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