Croissance: 2016, l’année de tous les dangers

Une campagne agricole perdue, un secteur industriel en mal de développement, des fermetures d’entreprise en série, des conflits sociaux en gestation… 2016, annus horribilis ? Analyse.

Par

Crédit: AFP
Photo d'illustration. Crédit: AFP

« Je lance un message d’alerte. Et j’espère que le gouvernement est conscient de la gravité de la situation actuelle de l’économie marocaine et qu’il n’attend pas mes annonces ». Le Haut-commissaire au plan, Ahmed Lahlimi, s’est exprimé sans détour fin janvier dernier, lors de la présentation du rapport sur l’évolution de l’économie nationale en 2015 et ses perspectives pour 2016.Une mauvaise pluviométrie suffirait donc pour que le château de cartes s’écroule? De quoi détromper ceux qui pensaient que lors des dernières années, le Maroc avait mis en place suffisamment de réformes et de plans pour que son modèle de développement n’ait rien à envier aux économies émergentes. Si l’on en croit les économistes et les experts, 2016 serait l’année la plus difficile depuis 1998.

Une année agricole “blanche”

La croissance en 2015 a été portée par une bonne pluviométrie et une campagne agricole exceptionnelle. À l’inverse, en 2016, elle est plombée par ce qui s’annonce comme une année de sécheresse. La campagne 2015/2016 pourrait même figurer parmi les plus sèches qu’ait connues le pays, selon le HCP. Coïncidant singulièrement avec l’apparition du phénomène El Niño, la campagne s’annonce aussi mauvaise qu’en 1995 et 2007, avec une distribution spatiale et temporelle des précipitations très similaire. Un déficit pluviométrique de 61% ayant été enregistré en décembre, la valeur ajoutée agricole devrait connaître une baisse de 10,2% par rapport à l’année dernière, avec une production céréalière inférieure à 40 millions de quintaux. Il faut rappeler que le modèle agricole marocain se base pour 85% sur les terres “bour”, c’est-à-dire non irriguées. Elles subissent donc de plein fouet les effets de la sécheresse.

Bien sûr, si les conditions climatiques s’améliorent d’ici fin mars, le HCP ajustera ses prévisions, mais les professionnels de la filière envisagent déjà le pire. “La production céréalière est compromise”, annonce d’emblée Najib Akesbi, économiste et spécialiste des questions agricoles. Ce qui est d’autant plus grave que la filière céréalière pèse pour 70% dans le secteur agricole. Il faut aussi s’attendre à d’autres conséquences, sociales, notamment la perte d’emplois dans le secteur. “Si le pays a perdu en 2015 près de 32000 emplois agricoles alors que la campagne était exceptionnellement bonne, je me demande ce qu’il en sera en 2016”, prévient Larbi Jaïdi, économiste et membre du conseil national de l’USFP. Mais comment expliquer une perte d’emplois lors d’une bonne campagne? Pour Najib Akesbi, c’est l’un des effets pervers du Plan Maroc vert (PMV). Les subventions accordées aux gros agriculteurs leur permettent de passer à la « la mécanisation, ce qui limite les besoins en main-d’œuvre », explique-t-il.

Une industrie poussive

Si le secteur agricole pèse lourd dans l’économie marocaine, il n’est pas le seul à tirer la croissance vers le bas. « Le PIB non agricole a connu lui aussi un ralentissement au cours des dernières années. Cela veut dire, concrètement, que les autres secteurs n’ont pas l’élan suffisant pour compenser le repli de la valeur ajoutée agricole quand il y a une baisse de la pluviométrie », estime Larbi Jaïdi. L’industrie est la première à être pointée du doigt. Même si les métiers mondiaux (aéronautique, offshoring, automobile, etc.) arrivent tant bien que mal à tirer la valeur ajoutée industrielle vers le haut, le secteur affiche une véritable crise liée aux activités traditionnelles telles que le textile, l’agroalimentaire, la chimie et la parachimie. « Ce sont des industries anciennes au Maroc, mais que l’on n’arrive pas à moderniser ou à revitaliser », explique l’économiste. Pour Larbi Jaïdi, la diversification sectorielle se développe encore trop lentement au Maroc. Les secteurs industriels traditionnels s’accaparent toujours la partie la plus importante de la valeur ajoutée industrielle. Et si le secteur connaît des avancées, elles comptent très peu dans la valeur ajoutée industrielle et encore moins dans la valeur ajoutée globale de l’économie.

En ce qui concerne le gain d’investissements trop faible, Jean-Pierre Chauffour, économiste principal à la Banque Mondiale, évoque un problème encore plus grave pour l’économie du pays. « Même si l’investissement augmente d’une année sur l’autre, le gain de productivité ne suit pas, alors que c’est la composante la plus importante. Les économies émergentes qui sont aujourd’hui en rattrapage économique font mieux que le Maroc », a-t-il souligné lors d’une conférence début février à Casablanca.

Plus globalement, notre offre exportatrice n’améliore en rien notre positionnement sur l’échiquier industriel mondial. Les ventes de Renault Maroc ou celles de l’OCP ne seraient pas, pour l’instant, en mesure d’améliorer la part du Maroc dans l’économie mondiale, estimée à 0,12% seulement. Certains chefs d’entreprise accusent les contrats de libre-échange, qui ont davantage encouragé l’importation plutôt que l’exportation. L’exemple de la Chine est très édifiant en la matière. Alors que ce pays figure parmi les économies les plus fermées, il réussit à écouler ses marchandises dans les quatre coins du monde.

Une demande intérieure qui s’essouffle

L’économie marocaine dépend trop, depuis quelques années, de la demande intérieure. Une équation peu pertinente vu que le Maroc ambitionne de se placer parmi les économies leaders de la région. « On ne peut plus continuer à compter sur la demande intérieure pour supporter la croissance », s’indigne Tarik El Malki, économiste et membre du conseil scientifique du Centre marocain de conjoncture (CMC). En outre, le HCP table sur une croissance modérée de la demande intérieure en 2016, avec 1,7%. En cause, la baisse de la consommation conjuguée à un effort d’investissement public moins soutenu. Dans le détail, la consommation des ménages n’augmenterait que de 2,9% en 2016, soit une progression parmi les plus faibles enregistrées au cours des huit dernières années. De son côté, l’investissement brut s’inscrirait également dans le prolongement du trend baissier amorcé en 2012, avec 29,6% du PIB en 2016, au lieu de 34,7% en 2013. Cette tendance concerne, particulièrement, les investissements des entreprises, dans un contexte moins attractif du financement: le taux d’accroissement annuel moyen des crédits bancaires est passé de 6% entre 2009 et 2011 à 3,6% entre 2012 et 2014.

Risque de tensions sociales

Le climat économique morose que le patronat doit affronter au cours de cette année se traduira inéluctablement par une baisse des recrutements. Pire encore, la baisse de l’activité économique attendue en 2016 devrait avoir pour conséquence des licenciements, soit à travers une réduction de la main-d’œuvre, soit à cause de la fermeture d’un certain nombre d’entreprises. « Il faut s’attendre à une augmentation du taux de chômage au cours de cette année », lance un opérateur. Le cabinet Euler Hermes Acmar abonde dans ce sens, en prévoyant une augmentation des défaillances d’entreprises de l’ordre de 10% par rapport à 2015. Ce sont les PME qui seront les plus touchées par la morosité de la conjoncture, étant le maillon le plus faible de la chaîne économique. On s’attend déjà à une augmentation plus soutenue des arriérés de paiement, qui ont caracolé à plus de 200 milliards de dirhams en 2015. Ce qui aggrave davantage la problématique du financement auprès des banques qui, face à une telle donne, ferment les robinets. « Quand l’économie ne va pas, le social s’en ressent forcément. Il faut s’attendre à une recrudescence des conflits sociaux dans le monde du travail », alerte Larbi Jaïdi. Au cours de cette année, l’opérationnalisation de quelques dossiers pourrait aussi s’avérer très problématique. On pense notamment aux retraites ou encore à la loi sur le droit de grève, qui devrait incessamment être votée. « Si on n’arrive pas à mener de bonnes négociations entre les différentes parties prenantes, ces dossiers pourront également donner lieu à des tensions très fortes », soulève l’économiste.

Aucune piste envisagée 

Alors que le CMC et le HCP tablent respectivement sur un taux de croissance de 1,2% et 1,3%, le gouvernement n’a pas, à ce jour, revu à la baisse sa prévision de 3%. Le ministre de l’Économie et des Finances, Mohamed Boussaïd, nous assure cependant que « la croissance est une prévision qui est élaborée à l’occasion de la Loi de Finances en se basant sur un certain nombre d’hypothèses. Si les hypothèses retenues changent en cours d’année, le taux de croissance est révisé ». Le département a ainsi tablé sur une année agricole moyenne. C’est-à-dire une production de 70 millions de quintaux. « Le démarrage de l’année agricole aujourd’hui ne permet probablement pas d’atteindre ce chiffre. Une fois qu’on aura plus de visibilité concernant la campagne agricole, le taux de croissance sera certainement ajusté. Et ce en fonction de l’ensemble des données, non seulement de l’activité agricole mais aussi des secteurs non agricoles », précise-t-il.

Le ministre ne semble guère alarmé par l’incapacité des filières non agricoles à compenser la perte de la valeur ajoutée du secteur primaire. Pour Mohamed Boussaïd, « le seul changement dans l’hypothèse de croissance, c’est la partie agricole. La partie non agricole évolue normalement, conformément aux hypothèses de la Loi de Finances. Nous estimons qu’il n’existe pas aujourd’hui d’éléments concrets qui nous permettraient de dire que tel ou tel secteur est en difficulté cette année ». Le gouvernement se voile-t-il la face? Pour Tarik El Malki, la réponse est oui:
« Le gouvernement doit élaborer d’urgence une Loi de Finances 2016 rectificative au vu de la conjoncture actuelle. Le département de Boussaïd doit aussi profiter des gains réalisés sur la Caisse de compensation pour booster la compétitivité et soutenir les filières en difficulté ».

Comment éviter le naufrage?

Face à l’impasse, les économistes proposent différentes sorties de crise. Pour Tarik El Malki, « le rôle de l’État doit changer en faisant preuve d’un interventionnisme intelligent en cas de crise ». Il estime que l’État n’a pas suffisamment de solutions de rechange en cas d’imprévus. Il préconise notamment la création d’une banque d’investissement pour soutenir les entreprises en cas de crise ou pour pallier la frilosité affichée par les banques. “Il faut également créer des fonds souverains pour soutenir l’investissement”, ajoute-t-il. Aussi, pour remédier à la fragmentation du tissu industriel et l’absence de cohérence des programmes et plans économiques en marche, il conseille la création, en urgence, d’une instance ou d’un super-ministère chargé de la planification économique et du pilotage des projets en cours pour garantir plus de cohérence. Larbi Jaïdi estime quant à lui que « le capital humain est le maillon faible de la croissance au MarocIl faut passer d’urgence à un modèle de croissance plus inclusif qui prend en compte toutes les tranches de la société ». Plus généralement, « il faut mener une réflexion autour du modèle de développement du Maroc, et réfléchir à sa viabilité tout en adoptant des réformes structurelles, pour passer à de nouveaux piliers de croissance », insiste de son côté l’économiste en chef de la Banque Mondiale, Jean-Pierre Chauffour.

Pareil pour le patron du HCP: « Il faut avoir absolument revoir nos politiques macroéconomiques ». Et c’est urgent. Car, selon Ahmed Lahlimi, si 2016 s’annonce mauvaise, 2017 risque d’être pire… 

Lire aussi: Croissance 2016. Les paris sont ouverts

Rejoignez la communauté TelQuel
Vous devez être enregistré pour commenter. Si vous avez un compte, identifiez-vous

Si vous n'avez pas de compte, cliquez ici pour le créer