Ta vie en l'air. Vie consignée

Par Fatym Layachi

Comme tous les matins, au réveil, tu ne suis pas les préconisations du ministère de la Santé, et tu prends ton téléphone en main avec les yeux mi-clos, avant même de passer par la salle de bains. Pourtant, aucune urgence ne t’y attaches. Tu n’es ni un chirurgien de garde ni un éminent policier à la brigade antiterroriste. Tu n’attends ni appel du Kremlin, ni mail de la Maison Blanche, pas même un appel de ta mère. Tu dois cependant, dans une quête du « maintenant », être au courant de tout ce qui se passe, peut-être pas dans le monde, mais dans ton monde. Et pour ça, tu passes tes journées sur les réseaux sociaux, ton téléphone à la main et les yeux insatiables de nouvelles virtuelles. Mais ce matin, toujours dans ton lit donc, tu n’arrives pas à te connecter à Facebook. Après plusieurs essais, tu commences à avoir des sueurs froides et une envie de pleurer. Tu as envie de crier à l’aide et au secours. Ce qui t’a rendu parano tellement souvent est en train de t’arriver.

Ton profil Facebook a été hacké. Tu ne peux plus y accéder. Quelqu’un dispose donc de ton compte, de tes infos, des adresses de tes amis, de toutes tes nouvelles. C’est drôle comme tout l’étalage que tu as pu faire te paraît tout à coup indécent, dans la peur que tu as que le voleur profite de la situation. Tu as l’impression que ta maison a brûlé. Or, tu n’as pas de maison et il n’y a eu aucune odeur de fumée. Un simple mot de passe a été piraté et tu as l’impression d’avoir perdu ce qui te rattachait à ta vie. Tu te sens exclue d’un univers dans lequel tu aimais exister et où tu n’existes plus ce matin. Il faut reconnaître que Facebook a totalement changé ta vie. Tu y consignes en un même endroit tes plus beaux moments et quelques conversations secrètes et inavouables. Cela fait bien longtemps que sur tes étagères il n’y a plus d’album photos que tu feuilletais dans tes moments de nostalgie, que tu n’ouvres plus de cartons pour relire une lettre enflammée. Désormais, tous tes souvenirs sont sur une page sur laquelle tu tentes d’attirer les likes, en cherchant désespérément des loves.

Tu as, comme tant d’autres, fabriqué ta vitrine exhibitionniste où les souvenirs comptent autant pour ce qu’ils sont que pour ce qu’ils peuvent susciter comme commentaires. Et aujourd’hui, tu ne sais pas comment tu vas pouvoir t’en passer. Tu ne sais plus exprimer tes émotions qu’en statut de trois lignes. Des points d’exclamation euphoriques à Marbella, New York ou Courchevel, des points de suspension qui soupirent en partageant une chanson triste, un petit cœur avant une citation à la banalité universelle. Quand tu ne te sens pas très jolie, il te suffit de changer de photo de profil pour avoir l’impression d’avoir perdu cinq ans et trois kilos. Et puis, quand tu penses à Lui, et que tu n’as aucune bonne raison de l’appeler ou de lui écrire, tu vas guetter ses derniers faits et gestes sur Internet. Mais quand Il semble t’ignorer et que tu cherches à te consoler avec d’autres garçons auxquels tu espères faire tourner la tête pour flatter ton ego et apaiser ton cœur, tu joues à la séductrice virtuelle. Et comme tu as passé l’âge d’effeuiller les marguerites, c’est à la fréquence de leurs likes que tu sais s’ils t’aiment un peu, beaucoup, passionnément ou alors plus du tout.

Tu es censée faire quoi de ta vie maintenant? Prendre ton téléphone et appeler tes amis ? Leur donner rendez-vous et sortir dans un endroit où tu ne raconteras à personne être allée? Prendre une photo d’un endroit banal que personne ne verra? L’idée t’angoisse un peu par sa nouveauté. Zee t’appelle pour te débriefer sur les derniers statuts et dernières controverses virtuelles. Tu résistes avec la fierté d’une droguée repentie. Tu lui dis d’appeler plus tard. Tu as pris un livre que tu vas tenter de lire, juste pour toi.