Ta vie en l'air. Un film qui raconte la tristesse des filles de joie

Par Fatym Layachi

Il est 4h du mat’. Ta soirée est finie. La nuit, pas encore. Demain te semble tellement loin. Tu as faim. La vodka, ça creuse. Tes potes et toi, comme sans doute des milliers de gens dans le même état à la même heure, avez tendance à développer une passion nocturne pour les mahlabate et les sandwichs aux mélanges improbables. Entre les néons criards, les étalages de fruits et de fromages aux allures de plastique, vous vous asseyez autour d’une table dans ce snack où vous avez l’habitude d’éponger vos excès. La veste trop grande d’un de tes potes est posée sur tes épaules dénudées. Tu as ce petit sourire figé des gens qui ont la tête qui tourne trop et ce regard un peu fuyant des gens mal à l’aise. Tu commandes un panini au thon et un jus d’avocat-fruits secs. Tu dis que ça devrait bien te caler. Après tout, avec un estomac élevé au Raibi et sans le moindre respect de la chaîne du froid, tu n’as pas peur de grand-chose.

 

Les endroits qui servent à manger à toute heure font partie de ces rares lieux de mixité sociale. Point de rencontre de toutes les fins de nuit. De toutes les ivresses aussi. Un illuminé fait son entrée, titubant et chantonnant. Lui n’a pas faim. Il a encore soif. Mais là, il a surtout un avis à donner sur le monde. Poète titubant aux paroles éthérées, il veut dénoncer les irrégularités sur le ramassage des ordures. Tu ne comprends pas vraiment les tenants et les aboutissants de sa diatribe. Ça a l’air de le passionner. Il dit qu’il observe des choses pas nettes toutes les nuits. Sans transition aucune, il a se lance dans un monologue sur la fin du championnat de foot. Un autre prétexte pour se lancer dans de grandes métaphores sur la vie. Il y a des effluves d’alcool frelaté dans ses paroles, mais il y a aussi une dose assez touchante de justesse. Vos sandwichs sont servis. Tu manges en espérant que ça t’évitera d’avoir mal à la tête demain. Un de tes potes whatsappe compulsivement. Il veut prolonger sa soirée.

 

Une femme débarque. Haut moulant aux imprimés léopard sur ventre flasque, cheveux trop brushingués qui tombent en cascade, maquillage gras. La vulgarité comme étendard. Une fille de la nuit. Une professionnelle qui a visiblement ses habitudes ici. Le serveur ne lui demande pas ce qu’elle veut. Il le sait. Il lui apporte un jus et une harcha. C’est mignon. On dirait presque le goûter d’un enfant qui sort de l’école. C’est qu’elle a dû passer une longue nuit et doit être bien fatiguée. Son téléphone sonne. Elle s’exprime dans une langue hybride, mélange sonore à mi-chemin entre films égyptiens et séries mexicaines doublées en libanais. Une sorte de darija chantante de Shéhérazade des nuits sordides. Visiblement, un faux prince sans charme prendra son pied demain à 22 heures. Elle raccroche et soupire. Tu la regardes et tu la trouves touchante. Bien sûr qu’elle est vulgaire et qu’elle mâche son chewing-gum avec autant de raffinement qu’une vache. Mais c’est un être humain. Un être que la dureté de la vie n’a pas dû épargner. Tu la regardes. Tu te dis que ça serait bien qu’un jour, un beau film mette en lumière ces destins de femmes brisées. Tu te dis que ce serait bien qu’un film raconte avec humanité la tristesse de ces filles de joie. Tu te dis que ça serait peut-être une belle façon de dénoncer ces drames de la misère. Ah mais tu t’oublies. Tu oublies. Ce film existe. Et il est peut-être formidable. Ou peut-être très mauvais. Mais tu ne peux pas le voir. Tu n’as pas le droit de le voir. Ce film est interdit. Le jour va se lever. On est en 2015. L’obscurité t’effraie.