A contre-courant. Faire vivre et laisser mourir

Par Omar Saghi

Principe de la souveraineté classique : « Laisser vivre et faire mourir ». Le pouvoir est associé au « droit de glaive » ; est souverain le donneur de mort (ou, par droit de grâce, celui qui la suspend). Quant à la vie (production économique et reproduction biologique), elle est laissée à la charge de l’espace privé, familial, extra-politique.

Principe de la souveraineté moderne : « Faire vivre et laisser mourir ». Le pouvoir est associé à la biopolitique ; est souverain le donneur de vie, par la santé publique, l’économie nationale… Quant à la mort, elle est laissée à la charge de l’espace privé et à l’intimité religieuse de chacun.

Ainsi pouvons-nous résumer, d’une manière lapidaire, la vision de Michel Foucault. Celui-ci fut parmi les premiers à percevoir le glissement du pouvoir, entamé par la modernité occidentale. Ce glissement a été, depuis, propagé au reste du monde. Le pouvoir de nos jours est affecté d’un statut biopolitique fort : il nourrit et loge, éduque et vaccine. Il lui arrive certes de ne pas le faire, ou pas assez, mais il perd, du même coup, sa légitimité. En Arabie Saoudite comme au Japon, en Bolivie comme en Suède, quelle que soit la civilisation concernée, le pouvoir est jugé à l’aune de sa capacité de vie, non de mort.

La politisation de la vie a pour corollaire la privatisation de la mort. Aux deux bouts de l’existence, l’avortement et l’euthanasie sont des chantiers ouverts, et qu’il faudrait meubler de lois. Certains pays sont en avance, d’autres en retard, mais il s’agit d’un même mouvement global. La différence entre les pays musulmans et les autres n’est pas pertinente dans le temps long. Au Maroc, ceux-là mêmes qui s’opposent au droit à l’interruption volontaire de grossesse, réclament de l’Etat des soins et des aides, des mesures économiques et des exigences fiscales. Bref, ils sont déjà passés au régime de la souveraineté moderne. Plus l’Etat est social, jugé sur ses compétences économiques, sa capacité à distribuer et à faire circuler les richesses, et moins il sera en mesure d’interdire l’avortement.

La situation du Maroc est cependant particulière. Le pouvoir a encore tous les traits d’un système classique : commanderie des croyants, légitimité historique, enracinement dans la société. C’est sa chance, et la nôtre. Il peut, en tant que pouvoir classique, renoncer à l’une de ses prérogatives (la peine de mort, l’interdiction de l’apostasie, la pénalisation des marginalités sexuelles), librement, souverainement pourrait-on dire. Ce que les pouvoirs modernes dans les républiques arabes ne peuvent pas : élus ou de pur rapport de force, ils sont les légataires d’un pouvoir classique qu’ils ont usurpé. Ils ne peuvent que le maintenir, fossilisé, y ajoutant leur propre vision. Ils imposent le service militaire en plus de l’inégalité hommes-femmes, le parti unique en plus de l’islam comme religion d’Etat, la police secrète et la torture en plus des interdits traditionnels.

Il y a une décennie, le pouvoir marocain, comme alliance singulière de souveraineté monarchique classique et de souveraineté populaire moderne (encore balbutiante), avait prouvé, concernant le droit des femmes, sa capacité à évoluer selon une méthodologie originale. Avortement, apostasie, héritage, peine de mort… il ne s’agit pas là d’une liste de forfaitures, mais d’une série de questions. Rabat, entre Palais et parlement, ouléma et ministres, bricole des outils législatifs qui réussiront peut-être à joindre les deux visions de la souveraineté.