Ta vie en l'air. Ton corps est à toi

Par Fatym Layachi

Ce matin, tu émerges un peu vaseuse. Et ce n’est même pas une potentielle gueule de bois. Hier soir, ta seule boisson fut une soupe potiron-courgette. Mais là, tu ne te sens pas très bien. Tu as mal au ventre. Et au cœur aussi. Tu as une intuition aussi étrange qu’effrayante. Tu revois en accéléré le film de tes dernières semaines. Oups ! Tu comptes sur tes doigts. 27, 28, 29, 30, 31, 32 et merde! Tu touches tes seins. Tu enfiles ton jean, tes Ray-Ban et tu gardes ce pull à capuche dans lequel tu t’es endormie en regardant une série. Tu sors sans même avoir peur de croiser quelqu’un que tu connais… C’est dire à quel point ton intuition est inquiétante.

Tu vas à la pharmacie. Non pas dans celle où tu achètes ton Doliprane et ton Oenobiol et où ta mère se fournit en Stilnox sans ordonnance. Tu vas le plus loin possible de tes terres. Tu achètes un test de grossesse. Tu rentres chez toi en conduisant comme une dingue. Tu balances ton jean. Et pisses sur une pipette. Tu allumes une clope. Et attends. Trois minutes. Les plus longues de ta courte vie de p’tite conne. Trois minutes où tu imagines le pire. Tu vois ce bout de plastique devenir bleu. Tu deviens blême.

Le pire, c’est maintenant. Tu es enceinte. Et tu ne veux pas de cet embryon dans tes entrailles. De cette vie qui pousse dans la tienne. De cette vie qui vient foutre le bordel dans la tienne. C’est un accident. Ça arrive. Ça t’est arrivé. Ça peut arriver à n’importe qui. De la sainte-nitouche qui fait confiance au mauvais garçon à l’inconsciente qui s’offre en se croyant invincible. Ça peut arriver. Et à celui qui aurait la stupide impertinence de porter un jugement, tu lui souhaites de ressentir le dixième de la douleur que tu ressens. Là, tout de suite, assise sur le marbre de ta salle de bain, désespérée et seule. A défaut de le rendre moins con, ça le fera peut-être relativiser. Tu appelles Zee. Tu paniques. Tu n’appelles pas Zee pour te confier ou pour chialer. Tu appelles Zee pour t’organiser.

Tu habites peut-être le plus beau pays du monde mais tu ne peux pas disposer de ton corps. C’est illégal. Tu vas mal et tu es seule. Tu vas vivre ces prochains jours de calvaire seule. Sans personne à qui en parler. C’est tabou. Ce n’est pas légal. Ça n’existe pas. Mais ta putain de douleur qui t’empêche de dormir et que tu assommes à coups de vodka, cette douleur qui te fait chialer dans les chiottes des restos. Cette douleur, comme une déflagration que tu ne comprends pas. Cette douleur, elle existe. Et ce, quoi qu’en dise ce monsieur le législateur hypocrite enveloppé dans son chapelet en toc. Et encore, toi tu as de la chance, toi tu as pu avorter proprement. Pourquoi ?

Parce que tu as du fric. Et que contourner une loi inique et hypocrite a un prix. Pour toi 12 800 balles. Tu as pu te le payer. Mais les autres ? Pour les autres c’est quoi le prix ? Se faire charcuter par un connard sans conscience prêt à récolter trois sous en foutant une aiguille à tricoter entre les jambes d’une désespérée ? Avaler les potions morbides d’un charlatan sans morale ? Fuir père et maire ? Espérer trouver refuge dans un foyer de bonnes âmes ? Dans tous les cas, la solitude et la honte.

Tu te dis qu’un jour tu auras un gosse. Tu l’auras voulu. Tu l’auras choisi. Et tu feras en sorte d’être une maman exemplaire. Tu liras des livres à la con. Bref, tu seras mère. Entre envie de perfection maladroite et égoïsme culpabilisant. Tu feras tout pour inculquer à ta fille de belles valeurs. Mais ta fille fera sans doute des conneries. Parce que c’est aussi comme ça qu’on grandit. En trébuchant, en s’égratignant. Alors peut-être qu’elle aussi, un jour, elle pissera sur un petit bout de plastique et blêmira en le voyant bleu. Et la seule chose que tu souhaites pour ta gamine inconsciente, c’est que d’ici là dans ce pays l’avortement ne soit pas qu’un luxe mais un droit.