Orientalisme, un miroir esthétisant

Le musée de Bank Al-Maghrib nous propose la première grande exposition réunissant les plus grandes signatures de la peinture marocaniste.

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Photo : DR

Aux lendemains de l’indépendance, le très embryonnaire marché de l’art marocain était divisé en deux catégories aussi distinctes qu’antagonistes. D’un côté, ceux qui ne juraient que par l’orientalisme, de l’autre, ceux pour qui il n’y avait point de salut hors de la toute naissante mais très vivante peinture moderne marocaine. Idéologiquement, les tenants de la seconde mouvance – représentants des professions libérales et intellectuels « progressistes », auxquels emboîteront le pas, plus tard, les institutions privées et publiques –avaient nettement l’avantage sur ceux de la première mouvance – représentant de la grande bourgeoisie commerçante et industrielle pied-noir et marocaine, escortée d’un certain nombre d’esthètes « décadents ». Les seconds accusaient durement les premiers  de rester attachés à un art colonial, à la vision « indigénisante» et à la forme pauvrement académique, le tout sur fond de bataille entre figuration et abstraction, enrobée d’un discours crispé sur l’identité. Cet antagonisme a perduré jusqu’à la fin des années 1980, lorsque – à la faveur de la faillite des idéologies et de l’intrusion sur la scène marocaine de jeunes artistes contemporains à la vision mondialisée, reléguant les « modernes » eux-mêmes au rang de « classiques » – les frontières se sont estompées. Nous pouvions, enfin, apprécier à leurs justes valeurs respectives, aussi bien l’œuvre d’un Majorelle que celle d’un Belkahia, sans pour autant passer pour un affreux réactionnaire, traître à sa patrie de surcroît. D’autant qu’aujourd’hui, les travaux d’un Mounir Fatmi ou d’une Lalla Essaydi – deux de nos artistes contemporains les plus cotés à l’international – font référence, avec plus ou moins de distance mais en toute conscience, aux deux filiations.

Orientalisme pas comme les autres

Pour acter cet important changement de perception, il nous manquait un événement conséquent. Intitulée « Itinérances » et sous-titrée « Le Maroc vu par les peintres orientalistes », l’exposition que propose le musée de Bank Al-Maghrib réunit pour la première fois quelque 70 toiles grand format, signées Majorelle, Edy-Legrand, Cruz Herrera, Pontoy, etc. Elle offre un bel aperçu de ce patrimoine pictural jusque-là visible de manière éparse, chez des particuliers ou lors de ventes aux enchères. Tardif, l’orientalisme ayant pour objet le Maroc a ses spécificités. Contrairement au vaste empire ottoman que les Européens étaient libres d’arpenter durant tout le XIXe siècle, l’empire chérifien leur était strictement interdit d’accès, en dehors de la zone consulaire de Tanger, et ce jusqu’à l’instauration du protectorat – l’exception confirmant la règle étant le cas d’Eugène Delacroix.

Ni harem, ni hammam

C’est probablement ce décalage historique qui fait que les sujets traités dans la peinture dite marocaniste par les spécialistes relève peu, sinon pas du tout, du domaine du fantasme sexuel dans lequel s’est complu l’orientalisme du XIXe siècle. Ici, point de scènes de harem ni de hammam montrant de plantureuses odalisques alanguies dans des postures plus ou moins saphiques, sous l’œil farouche d’immenses eunuques, à la peau d’ébène et à la musculature saillante. Non, plus simplement, nous sommes face à des paysages représentant des kasbahs hiératiques, accrochées à tel versant de l’Atlas et surplombant une vallée aux allures édéniques, pour ne pas dire bibliques. Nous avons affaire à de fiers cavaliers aux montures piaffantes, dans l’attente d’une tbourida, à défaut d’une harka. D’admirables portraits de personnages au caractère prononcé nous interpellent. Nous sommes troublés par ces élégantes scènes d’intérieur dévoilant cette étonnante intimité – relevée par maints observateurs – que partageaient, alors, les grandes bourgeoises citadines avec leurs khdem. La délicatesse des traits, la justesse des attitudes et des expressions, la subtilité dans le traitement de la lumière, les couleurs chatoyantes et le souci du détail nous replongent dans ce passé pas si lointain, pourtant à jamais disparu. Regard « indigénisant » ? Peut-être. Mais regard éminemment esthétisant et ô combien bienveillant, certainement…  

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