Ta vie en l'air. Hôtel-Dieu

Par Fatym Layachi

Vu l’état plus que douteux de propreté des couloirs, heureusement que le destin existe

L’argent ne fait peut-être pas le bonheur, mais il améliore un peu l’aigreur du malheur, au moins en permettant de se payer des soins plus ou moins décents dans un pays où la norme est douteuse. Alors, pour bouffer de la patouille sans goût et boire de la tisane tiédasse dans une clinique passable avec un minimum d’attention de la part d’infirmières sous-payées et sur-exploitées, ton oncle à la prostate aléatoire a fait exactement comme il a fait pour monter un immeuble en zone villas : il a dégainé des liasses de billets. Tu as un peu honte en entrant dans les locaux qu’un service aussi piteux puisse coûter aussi cher. Ton oncle incontinent a pris deux chambres. Parce que, bien sûr, son épouse est à son chevet, mais tout de même pas au point de dormir avec lui. Faudrait quand même pas qu’elle soit dérangée par les allées et venues des infirmières toute la nuit. Alors, elle occupe une chambre au détriment d’un potentiel malade. Elle s’en fout, elle paye pour ça. Et Madame fait salon, elle reçoit ses copines avec leurs fleurs et leurs chocolats. En dépit, bien entendu, de tout respect des règles d’hygiène ou de la tranquillité d’autrui. A bien y réfléchir, ce qu’ils ont payé c’est surtout un droit immonde à l’égoïsme.

Tu te sens mal dans cette chambre qui pue l’éther. Les perfusions t’effraient. Tu as horreur de ces moments où tu prends comme une claque ce que la vie a de glauque. Et là, dans cette chambre de dix mètres carrés, il y a tout : la misérable condition de l’homme, l’injustice sociale et la comédie humaine. Tu n’arrives même pas à faire semblant que rien ne t’affecte, c’est dire si tu es mal. Tu penses au nombre d’heures où tu vas danser ce soir. Tu fais la conversation à ton oncle en échangeant quelques banalités avec un ton compatissant et bienveillant pour éviter la voix rauque et la panique. Surtout, ne pas avoir l’air malheureuse. C’est lui le malade. C’est lui qui va mal en vrai. Passées les vingt minutes que la bienséance familiale t’impose, tu quittes la chambre en souriant. Une femme pleure et invoque Dieu devant la porte du service de réanimation. Vu l’état plus que douteux de propreté des couloirs, heureusement que le destin existe. Elle a la timidité des petites gens. Sa jellaba a l’air de porter toute la misère du monde. Elle doit attendre un mari ou un enfant.  Elle, ça lui coûte un bras, et pourtant les médecins la regardent avec complaisance.

Ici, même en payant le prix fort, il faut continuer de mendier des miettes de dignité quand on n’est pas né avec une cuillère en argent dans la bouche. Tu croises dans le couloir un ami richissime de la famille et son sempiternel pantalon râpé. A quoi bon avoir des milliards pour vivre comme un gueux ? Tu le trouves pathétique, aujourd’hui encore plus que d’habitude. Il a peut-être prévu de se faire enterrer dans un linceul avec des poches ? Toi au moins, à ce niveau-là, tu n’auras aucun regret. Tu dépenses tout ce que tu as comme argent et jeunesse. Parce que même si ça fait bien longtemps qu’aucun ami ne t’a offert de roses, tu sais qu’on est bien peu de choses. Dès que tu arrives sur le seuil de la clinique, tu allumes une clope qui va te consumer, selon les dires, 3 minutes d’espérance de vie, tout en regardant le soleil qui tombe. Puis tu rallumes ton téléphone pour trouver des potes à rejoindre et te replonger au plus vite dans un éphémère qui t’apparaît de plus en plus précaire mais qui a l’immense avantage de te faire tourner la tête et noyer tes angoisses.