Ta vie en l'air. Peur sur la ville

Par Fatym Layachi

L’insécurité ça t’angoisse. Forcément. Facebook ne te parle que de ça, au boulot les filles qui vivent seules paniquent et même ton coiffeur, qui est le meilleur baromètre de ta vie urbaine, a pris un agent de sécurité pour garder l’entrée de son salon – et accessoirement te raccompagner jusqu’à ta voiture garée de l’autre côté de la rue. C’est dire si la situation est grave ! En même temps, ce n’est pas comme si tu t’étais déjà sentie en sécurité. L’espace public, tu ne le vis pas. Tu le traverses. Barricadée dans ta voiture en prenant bien soin de la verrouiller sitôt  la portière claquée. Tu ne te rends même plus compte que tu ne fais rien sereinement dès que tu es confrontée à autre chose qu’à des visages familiers. Tu tiens ton sac furieusement collé à toi dès que tu as trois pas à faire. Tu prends bien soin de ne pas mettre de bijoux les jours où tu as des courses à faire dans un quartier où il faut marcher. Tu ne retires de l’argent qu’après avoir jeté une dizaine de regards inquiets autour de toi. Et prendre un taxi, tu as eu à le faire un jour où ta voiture s’est retrouvée à la fourrière, et tu l’as vécu comme une véritable aventure. L’inconnu t’effraie. Tu ne sais pas sortir de ta zone de confort. Et tu n’en as pas très envie d’ailleurs. Même quand tu vas aux toilettes en boîte, tu files cent balles à dame pipi et tu crois que tu ne crains rien. Tu as open-bar sur le PQ. Tu te prends pour la reine du monde. Tu es la reine des chiottes. 

Mais bon, là, c’est différent : ce n’est plus de cette petite peur insidieuse, qui fait partie de ton quotidien, qu’il s’agit. C’est un mouvement collectif. Et finalement le collectif, c’est un peu comme les grandes émotions, c’est exactement ce qu’il manque à ta vie bien lisse que tu fous en l’air. C’est bien la première fois que tu te sens concernée par un sujet de société. C’est peut-être même la première fois que tu as l’impression de faire partie de la société. Parce que les galas de bienfaisance, les associations ou autres kermesses de fin d’année, c’est d’abord du relationnel avant d’être un vague engagement. Là, tu te sens impliquée. Tu t’es mis « attending » à une marche contre l’insécurité sur Facebook. Oui tu as dit que tu venais. Bon tu ne sais pas encore si tu vas y aller mais tu as accepté d’aller marcher dans la rue. C’est presque manifester ça ! Tu as même pensé aux baskets que tu allais porter et surtout au petit sac en bandoulière, parce qu’on ne sait jamais. L’insécurité justement. Et ce phénomène urbain a le pouvoir magique de te fabriquer en quelques jours et en quatre clics une conscience civique et féministe. Parce que, bien sûr, tu as aussi un avis sur la place de la femme dans l’espace public. C’est ton sujet favori dans les dîners. Tu likes compulsivement tous les statuts qui s’indignent. Tu forwardes à tout le monde ton répertoire des articles alarmants.

Finalement, la manif’ est annulée. Ton dimanche n’aura donc rien d’exaltant ou d’héroïque. Tu vas bruncher avec tes copines et de très jolies lunettes de soleil. En racontant tes soirées de la veille et de l’avant-veille. Tes activités militantes t’ont passionnée une semaine. Tu as été jusqu’à signer une pétition, certes avec un peu d’appréhension. On ne sait jamais, aujourd’hui avec Internet tu as peur de laisser tes traces sur des sites louches. Tu n’aimerais pas être cataloguée au milieu de ceux qui sont contre. Contre la société, contre le système. Tu l’aimes ta vie, toi. 

Et si ton vernis n’était pas en train de sécher, tu aurais presque envie de lire Camus. Il a, paraît-il,  écrit de grandes choses sur la révolte. Mais ton vernis est en train de sécher et en plus tu as d’autres choses de prévu.