Société. Les oubliés de l’état civil

En plein cœur de Casablanca, il subsiste encore des dizaines de familles qui vivent sans identité juridique. Histoire d’une génération perdue qui peine à exister légalement.

Couples informels, actes de mariage et de naissance inexistants, cartes d’identité non établies… si vous pensez que ce lot de problèmes est inhérent aux régions enclavées, détrompez-vous. Selon le Samu Social, il y aurait à Casablanca 500 personnes sans domicile qui ne disposent d’aucun document d’identité. Ce chiffre est à revoir à la hausse quand il s’agit des quartiers populaires et du chapelet de bidonvilles qui ceinturent la ville. Un des cas emblématiques de ces zones de non-droit est situé au pied du phare d’El Hank, à quelques minutes des lieux les plus huppés de la ville. En ce début d’après-midi, des enfants tapent le ballon sur un terrain vague avec vue sur mer, pendant que de jeunes pêcheurs remontent de grandes chambres à air qui leur servent d’embarcation de fortune. Sur l’emplacement de l’ancien hôpital psychiatrique d’El Hank, de petites maisons construites de façon anarchique abritent quelques familles. Dès qu’on approche le peu de personnes qui se risquent dehors, l’omerta est le mot d’ordre. « En plus de la peur du regard du voisin, il existe plusieurs trafics dans cette zone, et souvent des personnes recherchées par la police viennent se cacher ici. Les gens se méfient des étrangers », nous informe Salmi, 28 ans, avant de nous inviter à déguerpir.

Enfants de rue

Nous sommes au début des années 1990. « Dar Al Kheir », l’hôpital psychiatrique d’El Hank, ferme définitivement ses portes et les derniers patients sont transférés dans un nouveau centre à Tit-Mellil, dans la banlieue de Casablanca. L’établissement abandonné devient un lieu d’hébergement où les autorités parquent les familles dont les maisons menacent ruine, les mendiants et les SDF raflés dans la rue. Au fil des années, des liens se tissent entre ces laissés pour compte, complètement oubliés par les autorités. Il en découlera plusieurs mariages et naissances clandestins. Quand les autorités rasent définitivement l’ancien hôpital, les habitants construisent au même endroit des cabanes en dur, sans électricité ni eau courante. Au final, une cinquantaine de familles vont s’installer dans ces conditions précaires. « Cette situation a eu des répercussions psychologiques, surtout sur les enfants, dont une bonne partie a abandonné l’école très tôt et choisi l’anonymat de la vie dans la rue », affirme Miloud El Bouazzaoui, un des responsables du Samu Social de Casablanca, qui travaille depuis des années à la réinsertion des enfants de rue.

En 2012, les agents du Samu Social, qui effectuent des rondes de nuit quotidiennes, découvrent qu’un certain nombre d’enfants qui vivent de petits commerces dans la zone de la corniche casablancaise ne disposent d’aucune identité juridique. Ils vendent des fleurs, des bonbons… « Ces enfants passent une bonne partie de la nuit à proximité des bars et des cabarets de la corniche. Chaque nuit, ils peuvent gagner jusqu’à 300 dirhams. Au fil des années, ils sont devenus une source de revenus non négligeable pour leurs parents, souvent au chômage », nous explique Miloud El Bouazzaoui.

De père en fils

Les agents du Samu Social décident de prendre le dossier en main et identifient les parents de ces enfants en faisant du porte à porte dans le petit bidonville d’El Hank. Malgré les difficultés, ils parviennent à gagner la confiance des familles qu’ils répertorient en vue d’entamer la procédure de leur inscription dans les registres civils. « Nous nous sommes réunis avec différents responsables de la préfecture, du tribunal de la famille, du service de l’état civil… Ils ont décidé de collaborer avec nous pour trouver une issue à cette situation », se souvient  Miloud El Bouazzaoui. Mais plusieurs difficultés ont surgi lors de l’inscription de ces familles, dont certaines comptent déjà trois générations de sans papiers. A commencer par les preuves des naissance et des filiations de leurs membres. En effet, la majorité de cette population est née sur place et il n’y a aucune trace de ces naissances dans les archives des hôpitaux. Quant aux sages-femmes qui ont assuré les accouchements, soit elles n’ont pas été retrouvées, soit elles sont décédées. Malgré tous ces écueils, les autorités font preuve d’une collaboration exemplaire en acceptant la gratuité des procédures ou en facilitant le recours à toutes sortes de preuves pour confirmer les liens entre parents et enfants, principalement sur la base de témoignages.

Enfin une identité

Certains enfants issus de ces familles sans existence légale ont pu accéder à la scolarité. « Le législateur marocain a prévu des exceptions concernant les enfants qui ne sont pas répertoriés dans les registres de l’état civil, et prévoit que ces derniers peuvent bénéficier de la scolarité jusqu’au sixième primaire, simplement sur la base du carnet de vaccination », explique Miloud El Bouazzaoui. Pour le collège, cela 
relève du pouvoir discrétionnaire des directeurs d’établissement, qui peuvent faire des exceptions. Mais pour aller au lycée et passer son bac, l’élève est bloqué s’il ne dispose pas d’une carte d’identité. « Ces exceptions à la règle ont permis à une jeune fille de ce quartier d’atteindre le niveau du baccalauréat, avant de voir sa scolarité stoppée net. Heureusement, les autorités l’ont aidée à surmonter cette difficulté », explique Miloud El Bouazzaoui. Au final, une cinquantaine de familles ont été inscrites et ont reçu un livret de famille. Pourtant, ces personnes récemment sorties de l’anonymat 
ne peuvent disposer d’une carte d’identité nationale puisqu’elles ne sont pas en mesure de produire un certificat de résidence. Pressées de combattre ou limiter l’habitat insalubre, les autorités refusent de délivrer de tels docuements de peur que ces familles ne prétendent au droit à un logement social. « Nous nous battons pour que les autorités acceptent la mention ‘sans domicile’ pour  permettre à plusieurs personnes soit de renouveler soit de disposer d’une carte d’identité », affirme-t-on du côté du Samu Social. Un autre combat commence. 

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