Ta vie en l'air. La reine des poires

Par Fatym Layachi

Le diable se cache dans les détails. Et la vie en société ne déroge pas à cette règle. L’achat de tomates peut, s’il est savamment (car oui c’est une science) géré, s’avérer un moment de vie sociale. Toute ton existence est de toute façon une question de gestion de ta vie sociale. Alors devant l’étalage du primeur, en cette matinée d’hiver, tu as bonne mine et une tenue impeccable. Certes tu ne t’apprêtes pas pour aller faire les courses, mais tout de même. Tu n’as jamais l’air négligé. Ou alors c’est tout un art pour donner l’illusion que c’est négligé. Pour autant, tu ne ressembleras jamais à celle qui a tellement de bijoux et si peu d’occasions de les montrer, qu’elle se retrouve dans les allées du supermarché avec une tenue dont seule la kitchissime reine d’Angleterre pourrait apprécier le grotesque. Et en plus de l’allure, il faut gérer les interactions.

Tu fais la rencontre de l’inévitable essaim de femmes, celles que la sociologie classe dans la case ménagère de moins de cinquante ans. C’est mal les connaître ! Le ménage, elles se contentent de le faire faire en hurlant très fort. Et quant aux 50 ans, elles les combattent si violemment à coups de botox et autres acides hyaluroniques que ça fait bien longtemps qu’il n’y a plus de bougies sur les gâteaux d’anniversaire. Toi tu t’adaptes à merveille. Tu poses toujours la bonne question, demandes des nouvelles du beau-frère opéré du genou et te ravis du mariage de la cousine. Tu sais doser la compassion et maîtriser l’empathie par le sourire. Si tu avais du fond tu pourrais presque te présenter à des élections. Tes badinages maraîchers sont ponctués de « un kilo de ci, 2 kilos de ça » au jeune homme qui te sert. Tu ne sais pas forcément choisir des légumes. A quoi bon ? Tu sais déléguer. Tu fais confiance à ceux dont c’est le métier. Tu dis bonjour à ce père de famille qui, en homme moderne auquel il s’évertue à ressembler, fait les courses. Il a du mal à te regarder droit dans les yeux. Tu lui demandes des nouvelles de sa femme et de ses enfants. Tu ne provoques jamais d’esclandre. Tu es bien plus subtile que la lubricité qui s’anime dans son regard. Entre les concombres et les asperges, tu croises la fille que tu n’as pas envie de croiser. Celle à qui tu n’as rien à dire mais avec qui ça dure des plombes. Et son hobby du jour c’est de vouloir donner un sens à sa vie. Rien que ça ! Elle a tellement envie d’aider les gens. Elle a déjà « regardé » un dispensaire en Inde et un orphelinat au Rwanda. Sa façon de regarder consiste à ouvrir une page sur le Net et lire quelques lignes des trois premiers sites suggérés par Google. Elle envisage aussi Haïti, mais elle ne s’imagine pas vivre sur une île. Parce que même à Saint Barth la troisième semaine elle étouffait un peu tu sais. Avec une ironie dont sa cervelle de moineau ignore même la définition, tu lui suggères de regarder aussi les pages Facebook d’associations locales, mais elle ne trouve pas ça assez radical. Elle a envie d’aller au plus profond d’elle-même et des gens. Tu comprends ?

Tu comprends surtout que la seule radicalité dont elle a été capable est de mettre du vernis à ongle noir à un mariage. Tu profites d’une brèche pour mettre fin à sa diatribe. Tes provisions sont finies et ton seuil de tolérance atteint. Le jeune homme porte tes kilos de légumes et aromates tout frais. C’est aussi ça le service à la personne. Ta voiture sentira la coriandre pendant au moins trois jours. Et c’est sans doute l’un des seuls bastions que la nature peut s’offrir dans ton monde en plastique.