“Je suis un musulman laïc”

Smyet bak ?

Driss Bellamine

 

 

Smyet mok ?

Fatima de son prénom. Son nom de jeune fille reste un point d’interrogation…

 

 

Pourquoi ?

Ma mère a été enlevée à l’âge de 4 ans sur une place publique de Marrakech, avant d’être vendue à un célèbre vizir de l’époque qui n’a rien fait pour retrouver les parents de ma mère alors qu’il en avait la possibilité.

 

 

Vous avez vécu cela comme une injustice faite à votre mère ?

Bien entendu. Plusieurs jeunes filles ont été victimes de cette même injustice dans les années 1930.

 

 

Nimirou d’la carte ?

Je ne le connais pas par cœur. C’est peut-être une amnésie due au rapport particulier qu’entretient ma génération avec la carte nationale. Dans les années 1960, j’ai vécu, comme d’autres jeunes de mon âge, les contrôles arbitraires et les rafles menées selon le bon plaisir des forces de l’ordre. De ce fait, nous avions le sentiment d’être fichés via cette fameuse carte nationale, qui n’était pas synonyme d’appartenance citoyenne !

 

 

Vous avez été initié au dessin par votre père qui était coiffeur. Entre deux coupes de cheveux, il maniait le pinceau ?

 Il s’intéressait à tout ce qui relève de l’art et de la culture. Mon père avait une troupe de théâtre et peignait des tableaux qu’il exposait dans son salon de coiffure. Il aurait aimé que je reprenne l’affaire familiale, mais il voyait bien que j’étais attiré par l’art. Il ne s’est donc pas opposé à ma vocation, ayant compris que c’était ma raison d’être.

 

 

Votre premier dessin exposé dans votre jeunesse était un portrait de Jacques Brel. Pourquoi lui en particulier ?

Ma professeure de français nous avait appris toutes les chansons de Jacques Brel. A la fin de l’année scolaire, j’étais convaincu que le plus grand poète français était belge ! (sourire).

 

 

Vous avez découvert le nu en peinture à l’âge de 12 ans. Peut-on parler d’un émoi érotique ?

Je parlerais plutôt de gifle. Mon professeur de dessin d’origine espagnole m’a un jour invité dans son atelier pour me montrer ses tableaux parmi lesquels figuraient des nus de son épouse, une femme que je croisais souvent dans le quartier. Cet homme m’a donné la plus belle leçon de peinture en m’ouvrant les yeux sur une vérité : la pudeur et la honte n’ont pas droit de cité en art. C’était d’autant plus une révélation que jusque là, le seul rapport que j’avais au nu était le hammam où j’accompagnais ma mère étant plus jeune.

 

 

Le nu est-il un passage obligé pour un peintre ?

C’est important car c’est une leçon de proportions, de rapports de formes, de relations à des clairs-obscurs. Nous avions des modèles qui posaient nus pour nos cours aux Arts Appliqués au lycée Al Khansa de Casablanca dans les années 1960, et cela ne posait de problèmes à personne.

 

 

Et que pensez-vous du fait qu’aujourd’hui il n’y ait plus de modèles nus dans les écoles de beaux-arts ?

C’est insensé et dommageable. Il y a juste 15 ans de cela, les femmes portaient des bikinis sur les plages sans soucis : c’était ordinaire et on ne les regardait pas comme des objets de désir. Aujourd’hui, sous prétexte de pudeur, un grand nombre de femmes se baignent habillées, leurs tenues collant au corps et dessinant leurs formes, le résultat étant autrement plus provocant, voire indécent !

 

 

Etant croyant, votre foi freine-t-elle votre créativité ?

Je me définis comme un musulman contemporain et laïc. Mon rapport avec Dieu relève de la sphère privée et ne concerne que lui et moi. Pour ce qui est de mes créations, il n’y a pas de versets du Coran interdisant de représenter des corps. Malheureusement aujourd’hui, on nous vend un islam d’importation, travesti, qui se veut radical et qui nous est étranger au Maroc.

 

 

Vous parlez de l’islam importé d’Orient ?

Oui. Je ne me reconnais pas dans cet islam devenu vestimentaire, comme en témoigne cette tenue afghane qui fait fureur chez nous, sans rapport avec la culture vestimentaire riche et diverse de notre pays. Cette manière de s’habiller vise à uniformiser et renier ainsi la diversité de la culture marocaine. C’est l’équivalent d’un uniforme de prisonnier. Dans ce cas, mettons tous des pyjamas rayés et n’en parlons plus !

 

 

Le droit de créer est-il en danger avec le PJD au pouvoir ?

Nous ne sommes pas dans la situation de l’Egypte ou de la Tunisie. Les personnes appartenant au PJD ne pousseront pas l’idiotie jusqu’à toucher à ce droit fondamental. Et quand bien même le voudraient-ils, nous avons un garant en la personne de Mohammed VI et nous ne nous laisserions pas faire…

 

 

Votre interprétation de “L’origine du monde”, représentant l’intimité d’une femme masquée par un dôme, a déclenché la colère de l’ambassadeur d’Iran au Mexique. Que vous a-t-il dit exactement ?

Il m’a menacé de mort : “I will kill you !” Comme il me parlait en anglais, je lui répondais délibérément en arabe classique. Il faisait référence à l’islam, il me semblait donc naturel de dialoguer avec lui dans la langue du Coran. Cela l’a mis hors de lui. Je lui ai alors expliqué que le dôme était un motif récurrent dans mon œuvre. Si, réellement, il comprenait quelque chose à l’art, il aurait compris que je cachais en fait ce sexe. Une censure en quelque sorte… L’ambassadeur du Maroc est resté en retrait, à distance, se gardant bien d’intervenir …

 

 

Les médias marocains ont une manière compliquée de parler de peinture. Vous confirmez ?

Tout le monde s’autoproclame critique d’art et certains compliquent effectivement la tâche au lieu d’aller droit au but. C’est la raison pour laquelle j’accorde peu d’entretiens car je trouve que les journalistes sont mal préparés pour parler de peinture. Or, je suis d’une génération qui accorde beaucoup d’importance à l’écrit.

 

 

Que pensez-vous de l’essor du marché de l’art au Maroc dû aux ventes aux enchères ?

Tout le monde parle aujourd’hui d’art contemporain arabe à cause du buzz autour du Printemps arabe. C’est une bulle spéculative qui est en train d’éclater. A long terme, il ne restera qu’une dizaine de noms qui ne sont pas dans le simulacre, des individualités fortes que l’on pourra exposer dans des musées internationaux. On a mis la charrue avant les bœufs en créant un marché de l’art, alors que nous n’avons pas encore d’écoles d’art dignes de ce nom, et encore moins de musées.

 

 

Antécédents

 

1950.  Voit le jour à Fès

 

1971.  Traverse l’Europe en sac à dos

 

1972.  Première exposition à Rabat

 

2001.  Ses œuvres sont acquises par des musées français.

 

2007.  Réinterprète “L’origine du monde” de Courbet

 

2008.  Habille la coupole de la célèbre brasserie parisienne La Coupole.

 

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