Histoire. Il était une fois l’alternance

La parenthèse a duré quatre ans et demi durant lesquels le gouvernement de l’alternance a été remanié à quatre reprises sous deux rois. Que reste-t-il de l’alternance ? à quoi aura-t-elle servi ?

Que sait-on vraiment de l’alternance ? A quoi a-t-elle servi ? Que faut-il en retenir ? Quinze ans plus tard, l’expérience pilotée par Abderrahmane Youssoufi n’a pas encore livré tous ses secrets. D’abord, parce que l’ancien Premier ministre socialiste a fait vœu de silence depuis son départ du siège de la primature, à l’automne 2002. Ses collègues de l’époque ont eu, pour leur part, des trajectoires assez variées. Beaucoup s’activent encore dans les cercles de pouvoir, ce qui les empêche sans doute de se livrer à l’exercice de mémoire et d’analyse, à froid, d’une époque charnière dans l’histoire contemporaine du pays. “Le gouvernement de l’alternance a dû gérer deux évènements hautement symboliques. L’arrivée, pour la première fois en 40 ans, d’un parti d’opposition au pouvoir et le passage de témoin entre deux rois”, résume Abdelkrim Benatiq, SG du Parti travailliste et ancien ministre au sein du gouvernement de l’alternance. L’homme ne s’attarde d’ailleurs pas beaucoup sur le bilan économique et social de l’équipe formée autour de Abderrahmane Youssoufi. “La mission de ce gouvernement était éminemment politique. Nous avons, certes, travaillé sur plusieurs dossiers socio-économiques de grande importance, mais, à mes yeux, l’alternance a surtout contribué à la fluidité de la transition monarchique et à la garantie de la stabilité du pays. Cela n’a pas de prix”, conclut Benatiq.

Rapprochement progressif

L’histoire de l’alternance commence au début des années 1990. Le roi Hassan II se rapproche alors des partis de l’opposition et leur propose ouvertement de participer à la gestion des affaires publiques. Les négociations sont longues, difficiles mais stériles. Les partis de la Koutla (Istiqlal, USFP, PPS et OADP) n’arrivent pas à se mettre d’accord avec les conseillers de Hassan II pour la formation d’un gouvernement d’union nationale. La présence de Driss Basri et le maintien de ministres de souveraineté dérangent les bases, encore influentes, de ces formations politiques. Mais le contact avec le Palais n’est pas rompu pour autant. En 1996, Hassan II fait voter un nouveau texte constitutionnel qui accorde de plus grandes prérogatives à l’institution parlementaire et au Premier ministre. Les partis de la Koutla (à l’exception de l’OADP) applaudissent des deux mains et se présentent, plus confiants que jamais, aux élections législatives du 14 novembre 1997. Les socialistes triomphent un peu partout dans le pays. Ils récoltent 57 sièges mais leur sacre électoral est terni par les résultats catastrophiques de leur principal allié, l’Istiqlal, arrivé en cinquième position. Le parti de la balance, alors dirigé par M’hamed Boucetta, crie à la fraude et décide, au lendemain du scrutin, de boycotter toutes les institutions nées de ces élections. L’alternance, tant espérée, est d’entrée sérieusement compromise. Mais Abderrahmane Youssoufi continue d’y croire. “Il était habitué aux escarmouches avec l’Istiqlal, commente ce proche de l’ancien Premier ministre socialiste. Il savait surtout que le pays traversait une période critique avec un roi malade, des militaires qui tiennent le Sahara d’une main de fer, un ministre de l’Intérieur qui manipule l’administration et une situation économique et sociale moribonde malgré les réformes lancées au milieu des années 1990”, conclut notre interlocuteur. L’intuition de Youssoufi est renforcée par l’élection de Abdelouahed Radi, l’un des ténors de la formation socialiste, en tant que président de la Chambre des représentants. Le premier secrétaire de l’USFP reçoit également plusieurs signes de soutien à l’international. En visite officielle dans le royaume, le Premier ministre français, Lionel Jospin, dira, en substance, que “le Maroc est un pays stable, mais pour la protection de cette stabilité, l’arrivé des socialistes au pouvoir est indispensable”. Pendant ce temps, Hassan II joue la montre. Il prend tout son temps avant de recevoir Youssoufi le 4 février 1998. Près de trois mois après le déroulement des élections législatives, l’ancien opposant est officiellement chargé de former un gouvernement, mais pas seulement.

Pacte secret

Cette rencontre entre les deux hommes reste l’un des plus grands mystères de l’alternance. Hassan II y aurait reçu Youssoufi en famille, et l’aurait présenté (fable ou réalité ?) à ses deux fils comme “l’un des plus grands trafiquants d’armes… du temps de la résistance”. L’opposant et le monarque ont surtout passé un pacte resté secret à ce jour. Hassan II a-t-il vraiment fait jurer Youssoufi sur le Coran ? Quel est le contenu du sermon prononcé par l’ancien Premier secrétaire socialiste ? Mystère. “Nous avons chacun notre petite idée sur cette rencontre, mais Abderrahmane n’en a jamais vraiment dévoilé les détails”, confirme Mohamed Elyazghi. “A la dimension politique de l’entrevue s’est rajoutée une dimension mystique restée secrète entre les deux hommes”, renchérit Benatiq. “Au soir de sa vie, tout portait à croire que Hassan II avait confié la monarchie pas uniquement à l’héritier naturel du trône mais aussi aux principales forces nationales démocratiques” affirme le dirigeant ittihadi Lahbib El Malki. Ce 4 février 1998, Abderrahmane Youssoufi aurait ainsi été chargé de former un gouvernement, mais aussi et, surtout, de veiller à préserver la stabilité du pays et à faciliter la transition dynastique. L’ancien opposant socialiste accepte la mission sans poser de conditions et sans consulter ses alliés de la Koutla, ni même ses camarades au sein du parti. “Le pays a raté plusieurs occasions de concrétiser l’alternance et entrer dans une ère de normalité politique. Tout le monde était conscient que 1998 était peut-être le dernier rendez-vous à ne pas manquer. De la même manière, le maintien de Basri et des autres ministres de souveraineté renseignait sur la méfiance du Palais vis-à-vis de ce nouveau gouvernement”, analyse Elyazghi.

Dans les jours qui suivent sa rencontre avec Hassan II, Youssoufi s’installe dans un hôtel de la capitale et entame ses consultations politiques. Il se rend assez vite à l’évidence : aucune majorité n’est possible sans la participation des partis dits de l’administration, en tête desquels on retrouve le MP, le RNI et l’UC. A toutes ces formations, Youssoufi pose une seule condition : proposer de nouvelles têtes. La liste des ministres ittihadis comporte, quant à elle, 13 noms parmi lesquels on retrouve les anciens dirigeants de l’UNEM, comme Fatahallah Oualalou, Lahbib El Malki ou encore Khalid Alioua. En tout, les tractations durent un peu plus d’un mois. “Le Palais s’est opposé, pour des raisons qui sont restées inconnues, à la nomination d’une militante ittihadie nommée Bani Layachi, remplacée à la dernière minute par Nezha Chekrouni, qui est arrivée à Rabat la veille de la réception du nouveau gouvernement par Hassan II”, confie un ancien ministre de l’équipe Youssoufi. En tout, la nouvelle équipe gouvernementale est composée de 41 ministres représentant sept partis politiques. Ils sont reçus, en grande pompe, le 14 mars 1998, au palais royal de Rabat. Hassan II est euphorique. Le monarque évoque un moment historique. Celui “d’une alternance que nous avons tant espérée” rendue possible grâce à un “Premier ministre pragmatique et nationaliste”. Youssoufi ne boude pas son plaisir non plus. à 74 ans, il accède enfin à la primature et exprime sa détermination d’“apporter les solutions nécessaires au développement du pays”, et ce malgré “une architecture gouvernementale complexe mais inévitable vu l’éclatement de la carte politique”.

Euphorie des débuts

Les premières semaines de l’alternance sont donc entamées dans une sorte d’enthousiasme populaire. Un vent d’ouverture et d’espoir souffle sur le pays. La presse s’émancipe et les kiosques voient l’arrivée de titres modernes, au ton libre et souvent critique. L’opinion publique s’intéresse petit à petit à la politique et découvre de nouveaux visages, vierges et donc séduisants. Mais le ciel de l’alternance s’assombrit au fil des mois. Driss Basri mène la vie dure au nouveau Premier ministre. Exemple parmi tant d’autres : quand Youssoufi demande à rencontrer les walis et les gouverneurs, la réunion se déroule au sein du ministère de l’Intérieur et en présence de Driss Basri. Le Conseil de gouvernement est également le théâtre d’accrochages réguliers entre le puissant ministre de l’Intérieur et certains ténors de l’Istiqlal ou de l’USFP. A plus d’une reprise, Mohamed Larbi Messari, ministre de la Communication, menace de démissionner à cause de la mainmise de Basri sur les médias publics. En ces premiers mois de l’alternance, Youssoufi doit également gérer les “coups bas” de ses alliés de l’Istiqlal (jaloux de son fauteuil), le mécontentement de la jeunesse et du syndicat de l’USFP, sans oublier les critiques, souvent virulentes, de la toute jeune presse indépendante, qui occupe déjà le terrain. Youssoufi encaisse en silence. Sa relation avec Hassan II est au beau fixe, et c’est l’essentiel. Rien d’autre ne semble vraiment le perturber. Dans les faits, c’est Ahmed Alami Lahlimi, présenté comme l’architecte de l’alternance, qui coordonne l’action gouvernementale. L’homme va même jusqu’à organiser l’agenda du Premier ministre et filtrer ses visiteurs. Les ministres s’habituent progressivement à leurs fauteuils. Au parlement, l’opposition s’organise mais un cataclysme politique vient, très vite, troubler cette “routine gouvernementale”. Quinze mois à peine après la nomination du nouvel Exécutif, Hassan II rend l’âme à l’hôpital Avicenne de Rabat. L’heure que redoutait tant Youssoufi est donc arrivée. En début d’après-midi de ce vendredi 23 juillet 1999, le Premier ministre est dans son bureau, au méchouar de Rabat. Il est entouré d’Ahmed Lahlimi,  Fatahallah Oualalou et Lahbib El Malki. Ce dernier raconte : “Je l’ai trouvé profondément triste, silencieux. J’étais sûr qu’il devait penser à la visite que Hassan II lui a rendue quelques mois plus tôt dans un hôpital à Rabat. Il devait également se demander si la disparition du père de l’alternance allait mettre fin au gouvernement d’alternance”, se rappelle El Malki. En début de soirée, les quatre hommes se rendent, ensemble, au palais royal de Rabat pour prêter allégeance au nouveau roi du Maroc.

Le roi est mort, vive le roi !

La cérémonie de la Bey’a se déroule dans le calme, et en présence de tous les dignitaires civils et militaires du pays. Abderrahmane Youssoufi signe l’acte d’allégeance, présente ses condoléances au jeune roi et se retire en silence. “Fqih Basri lui a reproché de signer un chèque en blanc au successeur de Hassan II. Il voulait que Youssoufi propose un contrat à Mohammed VI avant de lui prêter allégeance. Abderrahmane n’était pas dans cette logique. A ses proches, il disait souvent qu’il était un inconnu pour ce jeune roi, qu’il devait donc le rassurer et lui faciliter la tâche pour succéder à son père”, rapporte ce proche de Fqih Basri. Assez vite, le vieux Premier ministre est bousculé par le dynamisme du jeune roi. Pour imposer son style, ce dernier multiplie les opérations de charme. En à peine trois mois, il installe une commission d’indemnisation des anciens prisonniers politiques, entame une tournée dans le Rif et autorise le retour d’exil d’Abraham Serfaty, le célèbre opposant de Hassan II. Les camarades du jeune roi sont propulsés au-devant de la scène et font de l’ombre aux ministres. “Il y avait décalage entre le roi et le gouvernement. Le rythme, le style, la manière de faire n’étaient plus les mêmes. Mais face à un roi jeune, Youssoufi avait un atout : son expérience”, avoue El Malki. “Mohammed VI et son entourage ont toujours eu un profond respect pour Youssoufi et pour son parcours. Ils ne le consultaient pas pour toutes les affaires de l’Etat mais il était régulièrement mis au courant”, confie l’un de nos interlocuteurs.

En novembre 1999, nouveau coup de tonnerre. Mohammed VI congédie sans ménagement Driss Basri, puissant ministre de l’Intérieur, et le remplace par Ahmed Midaoui et Fouad Ali El Himma en tant que secrétaire d’Etat à l’Intérieur. Contre toute attente, Youssoufi organise un pot d’adieu en l’honneur de Basri dans son logement de fonction, rue des Princesses à Rabat. Les militants de gauche et les défenseurs de droits de l’homme sont sous le choc. Ils manifestent bruyamment leur colère devant le domicile du Premier ministre, qui reste muet comme à son habitude. “Au lendemain du débarquement de Basri, un membre influent de la famille royale a appelé Youssoufi pour lui demander, à titre personnel, d’organiser une sortie digne pour le ministre de l’Intérieur de Hassan II”, rapporte ce dirigeant istiqlalien. Info ou intox ? Difficile à vérifier. A partir de ce moment en tout cas, Mohammed VI met le turbo. Surfant sur sa grande popularité aussi bien au Maroc qu’à l’international, il entreprend de prendre en main les affaires de l’Etat. Il commence par lancer le fameux nouveau concept de l’autorité, prélude à la création des Centres régionaux d’investissement, et à la nomination de super-walis technocrates qui vont, graduellement, déposséder le gouvernement de toute initiative économique. Il s’entoure de ses camarades de classe qu’il commence déjà à placer à des postes stratégiques au sein de l’administration. Le gouvernement se laisse faire. Youssoufi gère le consensus. Il ne tranche pas et fuit les conflits. “La crainte, sinon la peur, de déranger nous a rendus conventionnels. Une telle crainte a tari notre imagination et bloqué notre capacité d’initiative. Je crois que l’extrême vigilance qui était de rigueur a favorisé une sorte d’autocensure”, reconnaît Lahbib El Malki dans son livre La parenthèse désenchantée. Une alternance marocaine (éd. La croisée des chemins).

Les années troubles

Au printemps de l’année 2000, la fragilité du gouvernement apparaît au grand jour. Le ministre en charge de la condition de la femme, Saïd Saâdi, présente le “plan d’intégration de la femme dans le développement”. Le texte, qui propose d’amender la Moudawana pour davantage d’égalité entre les hommes et les femmes, divise la société. Les plus conservateurs accusent les socialistes et les communistes de s’unir pour “dévoyer la société marocaine”. Le pays est au bord de l’implosion. Une marche de protestation réunit près d’un million de manifestants à Casablanca. Voyant la colère monter, Youssoufi lâche son ministre, qui se retrouve seul face à la vindicte populaire. “L’incident du plan d’intégration est le premier complot intelligent du régime contre le gouvernement de l’alternance”, analyse cet ancien ministre. “L’Etat a laissé la crise s’installer. Le roi est ensuite intervenu pour reprendre le dossier et le confier à une commission”, conclut notre ministre.

A partir des années 2000, Youssoufi devient également adepte des manières fortes pour contrer les mouvements sociaux et les manifestations, de plus en plus nombreuses. “On ne peut pas se permettre deux Mai 68 par semaine, répétait-il à son entourage”, rapporte l’historien spécialiste du Maghreb, Pierre Vermeren. En novembre 2000, Youssoufi signe l’interdiction administrative de trois journaux indépendants (Le Journal, Assahifa et Demain) après que ces derniers ont révélé l’implication de la gauche dans le coup d’Etat fomenté par le général Oufkir. “Youssoufi n’avait pas le choix. On lui a demandé d’interdire ces journaux et il l’a fait. Mais au fond, cela l’arrangeait puisqu’il soutenait que la lettre de Fqih Basri, publiée par ces journaux et où il était nommément cité, n’était pas authentique”, rapporte un proche de Youssoufi.

En septembre 2001, Al Qaïda frappe au cœur de Manhattan. L’Amérique et le monde sont sous le choc. Les répercussions sur le Maroc ne se font pas attendre. Le royaume se range très vite du côté des Etats-Unis et se lance dans une vaste traque antiterroriste. Les sécuritaires, en tête desquels on retrouve le duo Hamidou Laânigri (patron de la DST) et Fouad Ali El Himma, reprennent les choses en main. Rafles massives, torture, séquestration, détention arbitraire, restriction du champ des libertés… des méthodes qu’on croyait révolues refont brutalement surface. Le gouvernement reste sur la touche.

Méthodologie démocratique

En ce début de l’année 2002, la situation économique se complique également. Les effets de la sécheresse se font ressentir sur le pouvoir d’achat des Marocains. Des doutes s’installent quant à l’issue de la transition. Les scissions et les luttes fratricides fragilisent plusieurs partis politiques. Malgré cet environnement tendu, Mohammed VI tient à respecter l’échéance des élections législatives de septembre 2002. Les premières de son règne. Il en confie l’organisation à un technocrate proche du Palais : Driss Jettou, nommé ministre de l’Intérieur en septembre 2001. Le scrutin est transparent, malgré quelques couacs dans l’annonce des résultats. Il débouche sur une carte électorale éclatée. L’USFP arrive en première position avec 50 sièges, talonné de près par l’Istiqlal avec 48 sièges et les islamistes du PJD qui arrivent à faire élire 42 députés et s’affirment ainsi comme une force politique majeure du paysage politique. Au lieu de s’entendre pour reconduire l’expérience de l’alternance, l’USFP et l’Istiqlal tentent, chacun de son côté, de réunir une majorité gouvernementale. Les frères ennemis se livrent une guerre d’usure où ils sont tous les deux perdants. En effet, Mohammed VI renvoie les politiques dos à dos et nomme Driss Jettou à la primature. Le coup est dur pour l’USFP, et surtout pour Youssoufi. “Il était convaincu que l’USFP allait être reconduit, ce qui explique sa grande déception”, affirme El Malki.

La direction de la formation socialiste se fend alors d’un communiqué officiel où elle exprime sa “déception de voir l’évolution de la vie politique s’écarter de la méthodologie démocratique”. Malgré cela, les trois partis de la Koutla acceptent de rejoindre la nouvelle équipe gouvernementale. Les raisons invoquées sont nombreuses, mais pas toujours convaincantes : préserver les acquis de l’alternance, respecter la volonté des électeurs qui ont accordé les deux premières places à l’USFP et à l’Istiqlal, etc. Youssoufi, lui, prend ses distances avec le parti. Amer, il se retire définitivement de la vie politique en novembre 2003. Il le fait savoir à ses camarades à travers une simple lettre manuscrite. Une page se referme.

Zoom. L’étrange M. Youssoufi

Depuis son départ de la primature, l’homme est resté muet. A part sa fameuse intervention à Bruxelles à propos du respect de la méthodologie démocratique, Youssoufi s’est toujours refusé à toute interview et à tout commentaire. “Il a accordé un long entretien à l’une des deux télévisions nationales, qui avait passé plusieurs jours avec lui. Mais il a tout stoppé net sous prétexte que les termes de l’accord entre les deux parties n’ont pas été respectés”, confie un ancien journaliste télé. Même Premier ministre, prévient cet ancien membre du gouvernement de l’alternance, Youssoufi n’était pas du genre extraverti. “Il s’est toujours entouré d’une poignée d’hommes de confiance et se méfiait des autres, de tous les autres. Ce qui le rendait facilement manipulable et plutôt déconnecté de certaines réalités. Le silence est sans conteste sa première qualité et son plus grand défaut. Quand quelque chose le dérange ou le perturbe, il se terre dans le silence, évitant de trancher. Ce qui, évidemment, est plutôt nuisible pour un Premier ministre”, conclut notre interlocuteur.

D’autres membres de l’équipe gouvernementale de l’époque dépeignent Abderrahmane Youssoufi comme un homme obnubilé par un seul objectif, qui primait sur tout le reste : réussir la transition monarchique. “Et pour cela, il était capable de tout avaler, de tout supporter. Pour lui, il ne fallait surtout pas déranger ou perturber la transition en marche. Il fallait gagner la confiance de Hassan II, puis celle de Mohammed VI, pour garantir la stabilité du pays. Cela s’est malheureusement fait aux dépens de certaines grandes réformes, pourtant nécessaires à l’époque”, conclut notre ministre.

 

 

Gouvernement benkirane. L’autre alternance ?

Quinze ans plus tard, l’histoire serait-elle en train de se répéter ? Les similitudes entre l’expérience de l’alternance et celle pilotée actuellement par Abdelilah Benkirane sont nombreuses. Les deux équipes sont d’abord arrivées dans un contexte de crise interne. En 1998 comme en 2012, le Maroc est en proie à une crise grave : effondrement des réserves en devises, recul des recettes, tensions sociales, saison agricole moyenne, etc. Dans les deux cas (et malgré le sacre du PJD en 2011), les Premiers ministres ont dû monter une majorité de toutes pièces, formée de partenaires politiques avec des idéologies souvent contradictoires. Dans les deux expériences enfin, les deux Chefs de gouvernement n’ont qu’une obsession : plaire au monarque, le rassurer, gagner sa confiance. Et tant pis si cela se fait aux dépens des grandes réformes nécessaires (pour Youssoufi) ou de l’esprit de la Constitution (pour Benkirane). Reste l’issue des deux expériences. Le gouvernement de l’alternance, puis la participation de l’USFP dans le gouvernement de Driss Jettou, ont grandement affaibli la formation socialiste. Les islamistes du PJD semblent être plus solides et plus résistants… Du moins jusqu’à présent.

 

Parcours. Que sont-ils devenus ?

Certains ont tiré leur révérence. Plusieurs ont pris leur retraite, et presque autant gravitent toujours dans les cercles du pouvoir. Retour sur le parcours des 41 ministres du premier gouvernement d’alternance.

 

– Le club des retraités

Abderrahmane Youssoufi

L’ancien Premier ministre coule des jours tranquilles entre Cannes et Casablanca. S’interdisant toute déclaration ou interview à la presse, il s’occupe en assistant à des vernissages, des colloques et même quelques avant-premières de films marocains. Son dernier fait d’armes reste l’hommage, grandiose, rendu en juin 2012 à Rabat à l’ancien  président algérien Ahmed Ben Bella.

 

Mohamed ElYazghi

Lui aussi a fini par prendre ses distances avec le parti. Mais le successeur de Youssoufi continue d’être consulté par les principaux ténors du parti. Plus ouvert aux médias, il reçoit régulièrement la presse où il continue à être abondamment cité sur plusieurs sujets d’actualité. En 2011, il a publié ses mémoires sous la forme d’un long entretien journalistique.

 

Mohamed Larbi Messari

L’ancien ministre de la Communication (PI) est de ceux qui ont choisi une retraite intellectuelle. L’homme écrit beaucoup, anime une multitude de colloques et de rencontres sur ses thèmes favoris : la presse et les relations entre le Maroc et l’Espagne. Depuis quelques années, il siège également dans une commission censée réformer le Code de la presse.

 

Ismaïl Alaoui

En 2010, Moulay Ismaïl (comme l’appellent ses camarades) a passé le témoin du PPS à Mohamed Nabil Benabdallah. Depuis, l’ancien ministre de l’Education nationale puis de l’Agriculture se fait assez rare. Débarrassé de toute responsabilité politique, il s’implique fortement dans l’action associative avec une prédilection pour le développement rural, son amour de toujours.

 

Abdellah Saâf

L’ex-titulaire du portefeuille de l’Enseignement secondaire et technique (membre dirigeant du PSD, dissous) n’a pas changé ses habitudes d’un iota. Intellectuel et écrivain engagé, il continue à présider aux destinées du Centre d’Etudes et de Recherches en Sciences Sociales (CERESS). A sa manière, il aide à “produire du sens pour comprendre ce qui se passe dans le Maroc d’aujourd’hui”.

 

Mostapha Mansouri

Ancien ministre du Transport et de la marine marchande, l’homme réussit sa reconversion en se faisant élire en tant que secrétaire général du RNI (il succède au fondateur Ahmed Osman) et en tant que président du parlement en 2007. Mais en 2010, le vent tourne. L’homme est sèchement débarqué de la tête du parti par Salaheddine Mezouar mais conserve son fauteuil parlementaire.

 

Abdelhamid Aouad

L’ancien ministre de la Prévision économique et du plan a totalement disparu des radars de la vie publique. Candidat malheureux aux législatives de 2007, Aouad est revenu à l’enseignement à l’université Mohammed V à Rabat. Il n’assume plus aucune fonction au sein du Parti de l’Istqilal.

 

Mohamed Saïd Saâdi

C’est assurément la plus grande victime du gouvernement d’alternance. Le ministre PPS s’était rendu célèbre grâce au Plan d’intégration de la femme au développement. L’ex-secrétaire d’Etat chargé de la Protection sociale est aujourd’hui à la retraite. Mais il continue à mener des missions de consulting en tant qu’expert agréé auprès de plusieurs institutions nationales et internationales.

 

Mohamed Achaâri

La retraite politique réussit plutôt bien à Mohamed Achaâri. L’ancien ministre, plutôt effacé, de la Culture a d’abord renoué avec l’écriture et le théâtre. Il fait également partie des refuzniks de l’USFP. Très critique vis-à-vis de ses camarades, il a boycotté les dernières élections qui ont porté Driss Lachgar à la tête de la formation socialiste.

 

Hassan Sebbar

Qui se rappelle encore de Hassan Sebbar ? L’homme a été ministre USFP du Tourisme. Depuis sa retraite anticipée comme professeur à l’INSEA (Institut national de statistiques et d’économie appliquée), il coule des jours heureux à Rabat en compagnie d’un cercle restreint d’amis proches.

 

Larbi Ajjoul

à part ses coups de colère au bureau politique de l’USFP, on a rarement l’occasion de croiser l’ancien ministre de la Poste et des nouvelles technologies de l’information. C’est notamment lui qui était aux affaires au moment du fameux passage à l’an 2000 et son bug informatique fictif. Il vit aujourd’hui à Rabat grâce à sa retraite anticipée et sa pension d’ancien ministre.

 

Ahmed Iraqui

Ne soyez pas surpris de croiser Ahmed Iraqui dans une voiture de 2ème classe dans le train entre Rabat et Casablanca ! L’ancien ministre USFP chargé de l’Environnement enseigne toujours à la faculté de médecine. Ecolo dans l’âme, humble et d’un abord agréable, il n’a finalement changé que de parti puisqu’il est passé à la direction du Parti socialiste, né d’une scission à l’USFP.

 

Abdeslam Znined

Homme de confiance de Driss Basri et d’Ahmed Osman, ce cofondateur du RNI a hérité du maroquin de ministre délégué chargé du Maghreb et du monde arabe et islamique sous le gouvernement Youssoufi.

 

Thami Khyari

Avec à peine un député au parlement, le FFD (Front des forces démocratiques) ne pèse plus rien sur la scène politique nationale. Mais son fondateur, ancien ministre délégué chargé de la Pêche, continue à en assurer la direction depuis 1997.

 

Aïcha Belarbi

Secrétaire d’Etat chargée de la Coopération, cette grande figure féminine de l’USFP a été nommée en tant qu’ambassadrice auprès du Conseil de l’Europe en 1999. Quatre ans plus tard, elle quitte Bruxelles pour Rabat où elle travaille sur ses thèmes de prédilection : la condition féminine, l’immigration et les questions d’éducation.

 

Hammou Ouhalli

Secrétaire d’Etat chargé de la Solidarité et de l’Action humanitaire, il dirige actuellement le plus grand abattoir privé de viandes rouges en Afrique, dans la région de Khénifra, et appartenant à Othman Benjelloun. Vétérinaire de formation, il est aussi président de la Fédération interprofessionnelle des viandes rouges.

 

Hassan Maâouni

C’est le parfait exemple du “ministre à la retraite”. L’ex-secrétaire d’Etat haraki chargé de l’Artisanat n’assume plus aucune responsabilité. En froid avec son parti, il en a claqué la porte depuis plusieurs années. Il vit toujours à Rabat et passe quelque temps avec un petit cercle de vieux compagnons de route.

 

 

– Les reconvertis

Najib Zerouali

D’abord ministre (RNI) de l’Enseignement, reconduit sous Jettou au département de la Modernisation des secteurs publics, Najib Zerouali est ambassadeur à Tunis depuis 2006. Il a, à ce titre, vécu de très près le déclenchement du Printemps arabe.

 

Nezha Chekrouni

L’ancienne ministre chargée des handicapés, puis de la famille, a fini sa carrière gouvernementale comme ministre responsable des MRE sous Jettou. En janvier 2009, la socialiste meknassie est nommée ambassadrice au Canada, loin du tumulte de la vie politique marocaine.

 

Mohamed Aujjar

Le jeune ministre (RNI) des Droits de l’homme de Youssoufi s’occupe comme il peut. En plus de siéger au conseil des sages de la HACA, Mohamed Aujjar dirige un centre de recherches (Achourouk) et participe à des missions d’observation des élections dans plusieurs pays, notamment en Afrique.

 

Aziz El Houssine

Le prince héritier Moulay Hassan est l’un de ses illustres élèves. L’ancien ministre (RNI) de la Fonction publique est désormais directeur de l’école royale. Amoureux des lettres et poète, il a déjà officié en tant qu’ambassadeur du Maroc au Qatar.

 

Abdelkébir Alaoui M’Daghri

En 2006, l’ancien ministre des Habous et des Affaires islamiques est repêché par Mohammed VI en tant que Directeur général de l’Agence Bayt Mal Al Qods Acharif, relevant du Comité Al Qods que préside le roi en personne.

 

Omar Azziman

Il serait long de lister toutes les fonctions qu’a remplies le ministre de la Justice de Youssoufi. Le Palais n’oubliant jamais ses fidèles serviteurs, Omar Azziman est d’abord nommé ambassadeur à Madrid en 2004 avant de présider la commission consultative pour la régionalisation en 2010. Quatre jours après les élections du 25 novembre 2011, l’ancien président du CCDH fait son entrée au cabinet royal en tant que conseiller de Mohammed VI.

 

Ahmed Lahlimi Alami

Dès 2003, l’architecte du gouvernement de l’alternance se voit confier les rênes du Haut commissariat au plan (HCP). Depuis, Lahlimi est comme un poisson dans l’eau. Ses statistiques, même critiquées par le gouvernement, sont citées en référence.

 

Omar Fassi El Fihri

Peu de gens connaissent ce Fassi Fihri communiste. Secrétaire d’Etat chargé de la Recherche scientifique sous les couleurs du PPS, il a été nommé en 2004, par dahir, secrétaire perpétuel de l’Académie Hassan II des sciences et techniques. Une sorte de think tank censé développer la recherche scientifique.

 

Mohamed Mbarki

L’ancien secrétaire d’Etat (USFP) chargé de l’Habitat semble être né sous une bonne étoile. A sa sortie du gouvernement, il s’est retrouvé wali de Tétouan en 2002. En 2005, il est nommé en tant que directeur de l’Agence de l’Oriental, sa région natale.

 

Ahmed Moussaoui

L’ancien ministère de la Jeunesse et des Sports a eu sa petite traversée du désert jusqu’en novembre 2010 avec sa nomination en tant que wali de la région Gharb-Chrarda-Béni Hssen, puis celle de Meknès-Tafilalet en mai 2012.

 

Rachid Filali

Ce dirigeant istiqlalien était l’un des plus jeunes ministres de  l’équipe Youssoufi. Après son passage à la tête du département des Secteurs publics et de la privatisation, il revient à son activité d’origine (la banque), mais pas pour longtemps. En 2004, il est nommé Wali de Souss-Massa-Draâ pendant six ans avant de rejoindre l’administration centrale.

 

 

– Les téméraires

Abdelouahed El Fassi

L’ancien ministre de la Santé et fils de Allal El Fassi a surtout fait parler de lui en 2012. Candidat malheureux à la course au secrétariat général de l’Istiqlal, il a usé de tous les recours possibles, même devant les tribunaux, avant de se rendre à l’évidence et reconnaître son échec face au bulldozer Chabat.

 

Fathallah Oualalou

L’ancien argentier du pays a toujours son mot à dire au sein de la direction de l’USFP. Elu maire de Rabat en 2007, il a, pendant quelques semaines, caressé le rêve de présider aux destinées de l’USFP avant que Driss Lachgar ne mette un terme à ses ambitions.

 

laHbib EL Malki

L’ex-titulaire du portefeuille de l’Agriculture n’est pas du genre à baisser les bras. Candidat malheureux au poste de premier secrétaire de l’USFP, il se range assez vite du côté du vainqueur (Driss Lachgar) et décroche la présidence de la commission administrative,

équivalent du conseil national du parti.

 

Bouamour Taghouane

Ancien titulaire du département de l’Equipement sous les couleurs de l’Istiqlal, il continue à peser lourd dans la région du Gharb et surtout son fief de Rommani. En 2009, il est élu président de la région de Rabat-Salé. Poste qu’il cumule avec son siège de député au parlement.

 

Saïd Chbaâtou

L’ex-ministre chargé des Eaux et forêts (puis de la pêche) n’a jamais disparu de la circulation. Il est, depuis plusieurs années, président de la région de Meknès-Tafilalet. Il a même réussi à revenir au parlement lors des dernières élections législatives et à se faire élire au sein du tout nouveau bureau politique de l’USFP.

 

 

– Les défunts

Driss Basri

La cohabitation entre Abderrahmane Youssoufi et Driss Basri a été de courte durée. Sept mois à peine après la nomination du Premier ministre socialiste et moins de trois mois après l’accession au trône de Mohammed VI, le puissant ministre de l’Intérieur est débarqué sans ménagement. L’enfant de la Chaouia s’exile à Paris et multiplie les attaques contre le nouvel entourage royal. Il s’éteint en France le 27 août 2007.

 

Abdellatif Filali

C’est lui qui aurait expressément demandé à Hassan II d’être reconduit en tant que ministre des Affaires étrangères au sein du gouvernement de l’alternance. Un an plus tard, Filali cède, sous le coup de la maladie, son fauteuil à Mohamed Benaïssa. Au soir de sa vie, il édite un ouvrage sur la politique extérieure du Maroc. Il décède le 20 mars 2009.

 

Youssef Tahiri

L’ancien ministre istiqlalien de l’Energie et des mines est décédé dans un accident de la circulation en 2004, deux ans à peine après le départ de Abderramane Youssoufi. Son nom reste associé à l’un des plus grands flops de la nouvelle ère : celui de la découverte de pétrole à Talsint.

 

Mohamed Bouzoubaâ

Grand avocat socialiste, il était, avec Ahmed Lahlimi, l’un des conseillers les plus influents de Abderrahmane Youssoufi. Ministre des Relations avec le parlement, il rempile en tant que ministre de la Justice sous Driss Jettou. Une grande nouveauté pour ce département considéré pendant de longues années comme un ministère de souveraineté. Il décède en novembre 2007, quelques semaines à peine après son départ du gouvernement.

 

Abdessadek Rabie

Secrétaire général du gouvernement, il a occupé ce poste pendant 17 années et vu défiler plusieurs Premiers ministres dont Youssoufi, Jettou et El Fassi. Rabie a souvent été accusé d’être l’une des poches de résistance les plus tenaces au changement voulu par Youssoufi, ainsi que par ses successeurs. Il est décédé, des suites d’une longue maladie, en août 2008.

 

Abderrahmane Sbaï

Deux fois ministres sous Karim Lamrani, Abderrahmane Sbaï a été ministre délégué chargé de l’Administration de la Défense nationale depuis 1997. Son rôle était de gérer l’aspect administratif des FAR. Sans plus. Il s’est éteint en octobre 2010.

 

Alami Tazi

Figure de proue du RNI et ancien ministre de l’Industrie, du commerce et de l’artisanat, Alami Tazi a tiré sa révérence en janvier 2011. On retiendra de lui ses multiples facettes d’homme politique, d’homme d’affaires (industrie et agriculture) et de parlementaire pendant plusieurs mandats successifs.

 

– Le prisonnier

Khalid Alioua

Premier porte-parole (un vrai) d’un gouvernement, le ministre de Développement social, de la solidarité, de l’emploi et de la formation professionnelle (et très proche) de Youssoufi a vu sa vie basculer ces dernières semaines. Accusé de mauvaise gestion et de détournement, l’ex PDG de la banque CIH est incarcéré depuis le 28 juin 2012 à la prison Oukacha à Casablanca.

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