Parution. Pas encore...

Le dernier recueil de Abdellatif Laâbi est l’un de ses textes les plus personnels et les plus forts.

“Avant de reconnaître humblement / la défaite du corps / un dernier verre / à la santé des mots”. Dans Zone de turbulences, le poète dit l’expérience de la grave maladie, l’approche de la mort. Mais la mort n’est pas le sujet de ce livre profond et grave sans être morbide. La “zone de turbulences”, c’est l’espace des vivants. Des mortels. De ceux qui, sachant l’inéluctable, étreignent la vie à pleins bras. Abdellatif Laâbi dédie ce recueil à ses éditeurs, Joaquim Vital, décédé en 2010, “qui s’est affranchi de la « zone de turbulences”, et à Colette Lambrichs, “qui, de sa sollicitude, m’y accompagne encore”. Le livre est peuplé des figures chères, celles dont les voix, avec tendresse et fermeté, “rappellent à l’ordre / à l’obligation / à la vie”. Abdellatif Laâbi livre un texte serein, plein de douceur, construit comme un chant. Un texte d’amoureux de la vie. “La douleur physique s’est calmée. / Tu peux donc songer à écrire”.
Le prélude dit comment se préparer à écrire un poème. Il y a du Prévert dans ces énumérations de matériaux : “La rage mêlée de douleur” aux tripes, “le noyau dur des rêves”, “le rire païen des enfants / et la langue universelle”. Il y a aussi du Rilke, dans cette transmission de l’attention aux signes encourageants, aux conditions propices et nécessaires, comme “vider la poubelle des langues mortes”, pour accoucher d’une “chimère / imprévisible”. La plus belle partie du livre, “L’Habitacle du vide”, est un défi serein à la mort, l’innommée – seule “la petite mort” a droit de cité. Abdellatif Laâbi dit les yeux qui se referment et s’ouvrent “de l’autre côté / de la lumière / et se posent en un coin aveugle / de ce qui se nomme / faute de mieux / l’éternité”. Il dit l’impuissance des mots, la régression des sens, mais surtout la présence de la mémoire. Ou bien est-ce “le reliquat d’une conscience / naguère obstinée / incapable de concevoir / la disparition pure et simple” ? La profondeur de ce poème est d’être en demi-teinte, d’emporter le lecteur dans cette expérience si extrême, si intime.

“Le fils d’aujourd’hui”
“La Charrue du hasard” raconte l’épopée humaine vers la technologie, et le risque tragique de l’oubli, de réduire au cri la parole de “l’ancêtre lointain / seul au milieu du désert / la tête perdue dans les étoiles”. “Le Livre” est celui de l’espoir : “Nous sommes encore vivants / pour quelque temps”. Le poète interpelle le “jardinier de l’âme” : “As-tu prévu / un carré de terre humaine / où planter encore quelques rêves ?”. C’est le lieu du questionnement, sur la responsabilité, l’évolution complexe et menaçante du monde, le lieu du doute aussi, où le poète épuisé salue son corps, son ami intime, et à mesure qu’il sombre dans les limbes, revoit vivre son enfance, les contes, les jeux, les rires, les amours, la prison, se prépare à “prendre acte” de la loi universelle : “Ce qui se passe dans un corps / n’importe quel corps / n’est que la répétition / de ce qui s’est passé / se passe / et se passera / dans l’univers / Cela rend / encore plus dérisoire / la question insoluble / de l’origine / et de la destination”. Il fait le bilan : “J’aurai gravé (…) un homme debout / les pieds fermes / la tête haute / et dans ses yeux où perle une larme / subitement agrandis à la dimension du ciel / j’aurai gravé en pointillé / la flèche de l’infini”. Il fait acte de “foi en cette humanité / ni tout à fait barbare / ni tout à fait humaine”, et en ses valeurs de justice et de liberté. Avant de conclure, dans “Finale” : “Demain / n’est pas de mon ressort / Je ne suis / et ne saurais être / que le fils d’aujourd’hui”. Et aujourd’hui, l’heure est à vivre. Abdellatif Laâbi, qui a reçu en 2011 le Grand Prix de la Francophonie pour l’apport de son œuvre à l’illustration de la langue française, renoue avec la passion qui l’a animé lorsqu’il a créé la revue Souffles et envisage de transformer son site “Culture Toute” en magazine culturel…

Zone de turbulences, Abdellatif Laâbi Ed. de La Différence, coll. Clepsydre, 112 p., environ 160 DH

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