Une tradition à abolir

Par Karim Boukhari

Quand on voit un adulte se mettre à genoux pour embrasser la main d’un enfant qui n’est pas le sien, on comprend tout de suite que l’on se trouve au Maroc et que le jeune garçon appartient à la famille royale. Cela s’appelle une tradition, un rite, cela existe depuis des siècles même si ce n’est écrit nulle part. Et cela choque le monde entier, en dehors de quelques fidèles traditionalistes marocains, arc-boutés à cette pratique hors du temps. Les images du jeune prince héritier Moulay Hassan inaugurant le zoo de Rabat sous une pluie de baisemains ont créé un buzz mondial et fait dire aux commentateurs, moqueurs ou rationnels : “Eh non, le Printemps arabe n’est pas passé par le Maroc”. Plus exactement, le Printemps arabe n’est pas passé par le palais royal de Rabat. Révolution et baisemain, ce n’est pas compatible. Evolution et baisemain, ça ne marche pas. Comment prétendre le contraire quand des adultes continuent de se plier et de balayer le sol pour appliquer un baisemain fiévreux à un enfant de huit ans ? Pourquoi le font-ils, eux, pourquoi l’accepte-t-il, lui, pourquoi l’accepte-t-on, nous ? Comment ne pas déduire de ce triste tableau la perpétuation d’un détestable rapport maîtres – esclaves dont le monde entier s’est débarrassé à l’exception du royaume chérifien ?
Avec le baisemain, les Marocains sont en train de devenir la risée de leurs voisins. Nous voilà champions du monde, des gens exceptionnels, estampillés serviles avec le cachet soumis sur le front. C’est le label made in Maroc, le nec plus ultra, l’arme fatale avec laquelle on vous poignarde à la sortie d’un derby maghrébin (ça n’a pas raté avec le tout récent Maroc – Tunisie, demandez aux internautes et à ceux qui ont fait le déplacement à Libreville pour suivre le match) ou d’un débat international dédié au Printemps arabe. Je me souviens d’un intellectuel turc qui me disait, il y a quelques semaines, le plus sérieusement du monde, avec un air incroyablement désolé : “Mais…je ne comprends pas… comment faites-vous pour vous accommoder encore du baisemain ?”. C’est proprement miraculeux. Même les encyclopédies ont oublié que le baisemain ne se pratique plus, en dehors des rapports hommes – femmes ou du cercle fermé de la famille et des amis. Le baisemain, c’est l’amour, c’est le respect et c’est la dévotion extrême, c’est ce que disent les dictionnaires. Personne n’ose plus dire que c’est aussi la manière qu’ont inventée (et qu’ils n’arrivent toujours pas à éliminer) les Marocains pour saluer les membres de la famille royale. C’est tellement archaïque que les encyclopédies considèrent que cela n’existe plus. Eh bien non, le Maroc n’a pas tourné la page.
D’un point de vue sémantique, maintenir le baisemain revient, pour un pays qui se développe, à retraditionaliser la modernité. Alors que la logique voudrait que l’on modernise la tradition, par exemple en remplaçant le baisemain par un salut lent, solennel, le buste incliné en avant en signe de respect.
En examinant l’histoire récente du Maroc, on découvre que, jusqu’à l’époque de Mohammed V, le baisemain était encore doublé, dans certains cas, par le baisepied. Carrément. Comme aux temps anciens des pharaons où les “sujets” se couchaient littéralement ventre contre le sol en signe de soumission absolue devant leurs maîtres. La “tradition” du baisepied a bien été abolie sous Mohammed V et Hassan II. Il est temps d’en faire de même, aujourd’hui, avec le baisemain. La très conservatrice Arabie Saoudite l’a fait, elle, preuve que le baisemain ne cadre plus avec notre temps.