Notre mai 68

Par Karim Boukhari

Olivier Besancenot a expliqué cette semaine qu’il en avait un peu marre “de militer pour des idées révolutionnaires dans un monde sans révolution”. Nous étions dans la même situation que le jeune leader politique français mais, avec la révolution en cours, nous voilà servis. Enfin ! Il était temps. Nous ne militons plus dans le vide, nous ne prêchons plus dans le désert, nous ne sommes plus les illuminés du village, nous militons et nous sommes désormais dans le concret, dans le vif du sujet, dans le réel. Nous n’avons plus honte de brandir des slogans romantiques, naïfs, beaux, nous n’avons plus honte de dire haut et de coucher noir sur blanc nos envies, nos aspirations. Nous pouvons rêver à notre tour et c’est une chance incroyable. Nous nous affranchissons. Nous exultons. Nous existons. Nous vengeons nos mères et nos pères qui ont tout pris sur eux sans rien pouvoir dire. Ils ont vécu en silence, eux. Ils ont vécu petitement. Ils se sont tus. Ils n’avaient pas d’alternative, ils ne pouvaient pas faire autrement. Ils ne se sont pas réalisés parce qu’ils se sont retenus et ils ont cru bien faire, eux. Ils ont tout gobé, tout accepté, tout gardé pour eux. Et ils n’ont rien dit. Et nous voilà, nous, aujourd’hui, héritiers et acteurs d’une situation nouvelle où le mot “révolution” n’est plus un motif pour vous enfermer dans un asile de fous. Nous voilà enfin tels que nous sommes, avec l’opportunité incroyable de dire ce qu’il en est, de dire Stop, de dire Assez, de dire ce que nous sommes, ce qui nous pèse, ce qui doit changer, etc. C’est une chance, disions-nous. Mais cette chance, on la mérite. Et nous ne remercierons jamais assez le peuple tunisien pour avoir été cette goutte qui a fait déborder notre vase, déjà plein. Parce que, oui, nous en avions marre de l’immobilisme qui nous frappait comme une malédiction. Oui, nous en avions marre de la hogra qui est un peu une deuxième mère pour nous tous, Marocains, Arabes, Amazighs.
Faisons l’effort d’oublier le bolchévisme, la révolution iranienne ou celle des pays de l’ancien bloc soviétique. Mettons de côté mars 1965 où l’embrasement du Maroc aurait pu renverser la monarchie. Les références sont désormais tunisiennes, égyptiennes, libyennes, mais ce qui se passe aujourd’hui ressemble plutôt à un mai 68, notre mai 68. Ce n’est ni la révolution de la démocratie, ni la victoire de l’islamisme. Même pas. C’est autre chose. C’est nouveau. Les régicides en cours (Kadhafi aussi partira et d’autres dirigeants arabes suivront, fatalement) ne sont pas une finalité, juste des passages obligés, une étape vers le chemin de l’accomplissement. La révolution, notre révolution, c’est d’abord un immense cri de douleur et de colère. C’est un hymne à la fin de la hogra. C’est une manière de crier sur tous les toits “Y’en a marre”. Et cette fois, pour une fois, nous risquons d’être entendus.
Voilà en quelques phrases ce que nous avons aimé en ce 20 février 2011. Notre désarroi, notre peur, nos inquiétudes, nos incertitudes, toutes ces inhibitions ont été balayées, submergées, englouties, vaincues, par un sentiment et une émotion beaucoup plus forts : l’espoir et la foi que rien ne sera plus comme avant et que demain, forcément, il fera beau. Ça n’appartient qu’à nous de rendre notre lendemain meilleur.
Le 20 février, c’est un autre Maroc qui a parlé. Un Maroc qui, peut-être, ne vote pas et qui ne croit en aucun parti politique. Un Maroc loin de tout et qui ne croit en rien, c’est ce qu’on dit. Ce Maroc-là, c’est lui qui recèle les leaders de demain. C’est un Maroc jeune, fier, affranchi, qui dit ce qu’il pense, qui pense ce qu’il dit, et c’est ce Maroc nouveau et intéressant qui nous gouvernera.
De cette marche du 20 février, avec ses limites, ses lacunes, ses excès, ses casseurs, son côté pot-pourri, nous retenons que tous les marcheurs avaient quelque chose à dire. Et ils l’ont dit, ils l’ont même écrit. Dans un pays qui a longtemps confisqué le droit à la parole, culturellement et politiquement, autour d’une réunion de famille comme dans la rue, le 20 février représente un formidable bond en avant.
Et ce n’est qu’un début.