La main de Dieu

Par Karim Boukhari

Vous avez peut-être suivi la cérémonie d’installation des nouveaux membres du Conseil économique et social. Et vous avez dû relever, alors, que plus de la moitié de ces “élu(e)s” n’ont pas sacrifié au rituel du baisemain… Il n’y a qu’une seule manière de le dire : il est temps d’en finir avec le baisemain royal. Ça a fait son temps et ce n’est plus de notre temps. Non. Ça ne cadre plus. Ce n’est plus compatible. Ce n’est plus possible. Le baisemain porte une charge violente, dangereuse, dérangeante, il menace un projet qui nous est très cher : celui du Maroc des citoyens, de l’équité, de l’égalité, de la justice, de la non-hogra.

“Ce n’est qu’une histoire de symbolique”, nous dira-t-on. Sans doute. Mais il ne faut pas oublier que la symbolique est ce qui imprègne tout, elle est à la base de tout, elle traverse tout et elle touche à tout. La symbolique, ça change la mentalité d’un homme et de tous les hommes, ça affecte la culture, les réflexes et l’esprit général. La symbolique, dirions-nous, ça bouleverse les rapports sociaux et ça les redéfinit. C’est une clé qui peut débloquer bien des situations compromises. C’est, en définitive, un instrument extrêmement sensible mis à la disposition du leader d’une nation, son guide spirituel ou son chef d’Etat. Maintenant, tout dépend de la manière dont on peut se servir de cet instrument : quand la symbolique est positive, c’est le pays entier qui va de l’avant, mais quand elle est négative…
Voir un homme se prosterner, courir à perdre haleine, se plier, trébucher, s’affoler en embrassant mains, épaules et buste, voilà une image qui nous a maintenus, des siècles durant, dans un état de servitude – servilité aux conséquences terribles. Cette image a longtemps consacré le Maroc des maîtres et des esclaves, du dominant et des dominés, le Maroc des puissants et des féodaux, celui du règne de la hogra, de l’inégalité et de l’injustice sociale. Ce Maroc est révolu. Il ne cadre plus avec notre temps. Il n’est pas bon, il est même devenu détestable, désuet, hors-sujet et, pour faire court, il faut nous en débarrasser. Basta, suffit, assez, baraka !
Mais attention, dans le baisemain, il y a aussi ceux qui le pratiquent. Le chercheur Mohammed Ennaji nous avait dit, un jour : “Le roi n’oblige pas tout le monde à lui baiser la main, pourtant tout le monde s’empresse de le faire”. A ceux-là, à ce petit monde, toujours prompt à embrasser la main du puissant, soumis malgré lui devant cette main – représentation d’une puissance divine, nous disons : de grâce, retenez-vous, relevez-vous, vous n’êtes plus à la merci de cette main de Dieu, vous êtes des hommes et vous n’avez pas à embrasser la main d’un homme qui est votre égal, aussi puissant soit-il. De grâce, donc, soyez des hommes et comportez-vous comme des hommes, restez debout !
Rappelons-nous que, au tout début de son règne, Mohammed VI avait beaucoup misé sur la symbolique. Il a, coup sur coup, écarté Driss Basri, levé l’assignation à résidence de Cheikh Abdeslam Yassine et, surtout, permis le retour d’exil du grand Abraham Serfaty. Des “petits gestes” qui ont fait tout de suite naître un grand espoir. Mohammed VI a aussi, dans la foulée, donné un visage, un nom et un titre à son épouse. Lalla Salma, aujourd’hui, n’est pas seulement “la mère des princes”, elle est aussi une princesse et une femme à part entière. Elle existe. Elle agit. C’est une Marocaine et une citoyenne. C’est cette symbolique qui a rendu possible la réforme de la Moudawana. C’est cette symbolique qui a préfiguré le nouveau statut de la femme au Maroc, égale de l’homme en droits et en devoirs.
Le Maroc d’aujourd’hui a la possibilité de faire, pour de bon, la promotion des droits de l’homme, de la libre expression de l’individu. C’est déjà le cas sur le papier. Mais, pour que ce choix soit crédible, il est impératif de supprimer un anachronisme aussi “coûteux” que le baisemain. C’est aussi important que de lutter contre le chômage ou l’analphabétisme. En 2011, le lien d’autorité qui relie le roi à ses “sujets” a besoin d’être redéfini. Ça urge. Pourquoi ? Parce que les Marocains ne sont pas des sujets mais des citoyens. Ils n’appartiennent à personne mais à eux-mêmes. Et ils ressemblent, en cela, à tous les citoyens du monde, libres et affranchis.