Démocratie zéro

Par Karim Boukhari

La composition du nouveau gouvernement ne laisse aucune place au doute : la monarchie vient de creuser un peu plus le fossé qui la sépare de la démocratie. Elle aurait pu, le rapport de forces lui étant favorable et l’hégémonie du roi étant constitutionnellement garantie, lâcher du lest et soigner au moins le décor en installant un gouvernement entièrement politique. Eh bien non. La monarchie n’a renoncé ni à ses ministères de souveraineté (5 sur 30) pour verrouiller doublement le système, ni à ses ministres délégués qui ont valeur de sentinelles et de garde-fous soigneusement placés aux postes-clés (l’Intérieur et les Affaires étrangères). Sans oublier que le cabinet royal, en accélérant brusquement le recrutement de conseillers poids lourds, commence à ressembler furieusement à un gouvernement bis avec ses “ministres” de l’Intérieur (Fouad Ali El Himma), des Affaires étrangères (Taïeb Fassi Fihri), de la Justice (Omar Azziman), du Tourisme et des Finances (Yassir Zenagui), des Affaires sociales (Zoulikha Nasri), etc.
A elle seule, la répartition des ministères de souveraineté est un indicateur cruel de la nature fondamentalement anti-démocratique du régime. Mis à part le cas particulier, et très étonnant, de Aziz Akhannouch (élu RNI jusqu’au 31 décembre, il a précipitamment démissionné de son parti pour être reconduit à la tête de l’Agriculture), les autres “ministres de souveraineté” renforcent les pouvoirs du roi là où il n’y en a objectivement nul besoin : la Défense et les Habous, alors que le roi est déjà chef suprême des armées et des services de renseignement, Commandeur des croyants et premier acteur religieux du pays. De son côté, Charki Draïss, ancien patron de la police, a été “délégué” à l’Intérieur pour continuer de gérer le pays selon la vision royale. Et Driss Dahak a été dépêché au Secrétariat général du gouvernement qui est, comme on le sait, une trappe capable d’“engloutir” les lois et décisions gouvernementales à n’importe quel moment.
Avec ce système de blocages et de verrouillages, le débat sur la compétence des ministres politiques devient de facto accessoire. Que pèseront-ils et comment pourront-ils tromper la vigilance de leurs sentinelles ? Quelle sera leur marge de manœuvre en dehors de celle que daigneront leur accorder ces mêmes gardiens du temple ?
Nous sommes donc devant le renouvellement d’un mode opératoire que l’on ne connaît que trop bien : la monarchie gouverne sans partage, directement ou via les hommes qu’elle a pris le soin de choisir ; et la volonté populaire, incarnée par les partis politiques vainqueurs aux élections, est tenue en laisse ad vitam æternam. Ce schéma autoritaire et anti-démocratique ne tient absolument pas compte de la nouvelle réalité créée par le Printemps arabe, qui a remis les mannes du pouvoir à la volonté populaire. Ce schéma, donc, nous éloigne encore plus de la démocratie.
Si la monarchie a imposé ses manières et ses vues, c’est que, en face, le PJD l’a accepté. Les islamistes viennent de commettre une grave erreur stratégique, trahissant la confiance d’une partie de leurs électeurs et engageant très mal un bras de fer qui s’annonce déséquilibré avec la monarchie. Pourquoi se sont-ils donc si docilement soumis ? Pour plusieurs raisons : la première c’est qu’ils sont tout heureux d’arriver, même d’une manière boiteuse, aux affaires. La deuxième c’est qu’ils croient avoir obtenu, avec la nomination de leurs principaux dirigeants (et notamment celle de Mustapha Ramid à la Justice), une précieuse contrepartie. La troisième c’est que, à l’instar de l’USFP de Youssoufi en 1998, ils sont convaincus d’avoir servi les “intérêts supérieurs de la nation”, du moment que dire Non au roi et se retirer du gouvernement plongeraient le pays dans une profonde crise politique. En résumé, ils se sont soumis parce qu’ils ont cru bien faire. Ils ont eu tort.
En réalité, les islamistes viennent de mettre en péril la crédibilité de leur parti en se coupant si facilement les ailes, consolidant au passage un système profondément anti-démocratique. Et ils se sont mis une pression énorme en étant obligés, avant même le terme de leur délai de grâce, de frapper fort (libérer les détenus politiques, surtaxer les riches, poursuivre les responsables confondus de corruption ou de détournements de fonds, etc.). Bon courage, les frères.