Mohamed Neshnash: “Le Hirak pacifique m'a réanimé”

A 81 ans, le militant  des droits humains a été  de tous les combats, depuis la lutte pour l'indépendance jusqu'au Hirak.  Cet inébranlable optimiste nous confie comment il voit le soulèvement du Rif et le Maroc de demain. A la lueur de sa longue expérience.

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Crédit: Rachid Tniouni
Crédit: Rachid Tniouni

Au siège de l’Organisation marocaine des droits humains (OMDH), dont il est membre fondateur et ancien président, Mohamed Nehsnash est chez lui. Après avoir traversé plusieurs époques et vécu de multiples vies, cet homme au sourire franc et aux yeux rieurs est toujours aussi jeune. Et Il a toujours l’espoir d’un Maroc meilleur. De l’occupation du nord du pays par l’Espagne à l’essor économique du Maroc de Mohammed VI, en passant par la guerre d’Algérie et les années de plomb, ce médecin de carrière n’a jamais cessé de militer pour un Maroc plus libre, et plus égalitaire. Engagé auprès des militants du Hirak dans le collectif Al Moubadara, le docteur Neshnash est loin d’avoir baissé les armes.

Le Rif n’est pas seul

Mémoire de l’histoire marocaine, il sait combien le Rif est marginalisé. Il connaît les promesses de projets jamais réalisés, les routes impraticables, le port de pêche sans vie d’Al Hoceïma… “Lorsque nous avons vu ces manifestants pacifiques, nous avons ressenti un appel de conscience : le Rif manifeste et il faut qu’il sache qu’il  n’est pas seul. Que dans ce pays, il y a des gens qui s’intéressent à leur mouvement”, s’anime le médecin.

Pour lui, “le développement économique est la base de la stabilité et de la solidarité”. Et le Maroc revient de loin. “Nous avons pris 40 ans de retard avec les années de plomb, et ce n’est pas facile à rattraper”, déplore le militant qui a vécu ces années “sous la menace constante de la détention”. Cela ne l’avait pas empêché de défier Hassan II, en 1966 lors de l’inauguration du barrage Mohammed V près de Nador. “J’ai été le seul Marocain à oser saluer le roi sans faire le baisemain. Hassan II s’est alors arrêté devant moi un long moment. Tout le monde croyait qu’il me réprimait et c’était l’impression qu’il voulait donner, mais en réalité il m’a posé des questions banales”, se souvient-il, amusé.

Neshnash a vécu l’avènement de Mohammed VI comme un soulagement. “Son règne a apporté beaucoup d’oxygène à ce corps moribond qu’était le Maroc. Il a de l’humanité, de la modestie et l’amour de son pays. Abraham Serfaty, opposant exilé pendant près de 20 ans, a pu rentrer au Maroc. La presse a été libérée, les grands projets économiques ont fleuri. On a créé des infrastructures, des barrages, des routes, la plus grande centrale thermique solaire d’Afrique et nous serons le premier pays d’Afrique à avoir le TGV l’année prochaine. Pour un pays qui n’a pas de pétrole ni de gaz, c’est pas mal”, énumère-t-il. “Mais tout cela, ce ne sont que des solutions partielles, il faut un programme global de développement, car le système actuel est loin de garantir l’emploi pour tous.

Ils sont Marocains,  pas séparatistes

Neshnash est un vrai pacifiste. Alors, après six mois de manifestations pacifiques, il a vu rouge lors de la vague de détentions provoquées par l’interruption du prêche par Zafzafi, en mai dernier, et les manifestations qui s’en sont suivies. “Je ressens un certain désarroi, une énorme déception”, confesse celui qui s’attendait à des libérations à l’occasion des fêtes du mois d’août. “Il n’y a pas eu de grâce, ce sont des histoires”, fulmine-t-il.

Pourquoi détient-on des personnes simplement parce qu’elles portent le drapeau rifain et ont des revendications économiques et sociales légitimes ? D’un côté, le Maroc est généreux et dit qu’il pardonne à tous les Sahraouis qui ont pris les armes contre le royaume. De l’autre, il emprisonne des manifestants qui ne sont même pas séparatistes. Ce n’est pas cohérent”, dénonce-t-il. Avec son collectif Al Moubadara, créé au lendemain des détentions, Neshnash est allé à la rencontre des manifestants. “Nous avons fait une visite de terrain, dans les prisons, auprès des procureurs, des policiers, et aux côtés des manifestants. Ils nous ont dit clairement ‘nous sommes Marocains, nous ne sommes pas séparatistes’”, insiste-t-il.

Les grèves de la faim illimitées entamées par les manifestants, Neshnash les a toujours déconseillées “car cela risque d’affecter leur état et même de mettre en danger leur vie, or je suis pour le droit à la vie. Mais c’est un dernier avertissement, une ultime façon de protester quand toutes les portes sont fermées”, alerte-t-il.

Al Moubadara a lancé un appel le 12 septembre pour libérer, au moins, les détenus mineurs, pour qu’ils puissent rejoindre l’école en ce début d’année scolaire, mais les pouvoirs publics restent sourds aux demandes du collectif. “Ils nous regardent comme des gens sympas qui s’agitent, mais rien de plus”, déplore Neshnash.

Nous avions cru que les années de plomb étaient terminées, mais on voit aujourd’hui le même phénomène se répéter”, constate l’ancien membre de l’Instance équité et réconciliation (IER). “C’était la première commission de vérité dans le monde arabo-musulman, mise en place sans qu’il y ait eu de changement de régime, ce qui est exceptionnel. Mais toutes les recommandations formulées dans le bilan de l’IER n’ont pas été suivies. Nous avions demandé l’indépendance de la justice, que le pouvoir policier soit sous contrôle civil, une constitution plus démocratique et libérale, l’égalité de genre, la fin des privilèges et du système de corruption. Mohammed VI lui même dit que le Maroc est un pays corrompu. Si la nouvelle constitution est un progrès, elle n’est pas suffisante. Il nous faut une démocratie plus avancée avec un parlement doté d’un réel pouvoir. Le Conseil national de sécurité chargé de coordonner et contrôler les activités sécuritaires n’a pas non plus été mis en place”, déplore Neshnash. Il regrette par-dessus tout l’absence d’excuses de l’Etat : “C’est l’Etat qui a commis ces crimes. Il nous doit des excuses que nous n’avons jamais reçues.”

Tout le Maroc va bouger

Neshnash en est persuadé : “Tout le Maroc va bouger. Al Hoceïma n’est pas limitée à Al Hoceïma. Les manifestations m’ont donné confiance, je me suis réanimé avec ce Hirak pacifique. Le 20 février a fait bouger le pays et les gens ne veulent plus rester au chômage et dans la misère en voyant quelques privilégiés sucer le peu de richesses du pays. Maintenant, j’ai l’espoir que le roi conduise la révolution culturelle dont le Maroc a besoin.

Celui qui a collaboré avec Mohammed VI au sein de la Fondation Mohammed V pour la solidarité est convaincu de la bonne volonté du souverain. “Il veut vraiment moderniser le pays. Mais une classe privilégiée monopolisant l’économie et le pouvoir est opposée à toute réforme radicale, convaincue qu’une ouverture nuirait à ses privilèges. Et au moment des prises de décisions royales, certaines de ces personnes perturbent le processus”, dénonce-t-il.

Léthargie et clientélisme

Pour lui, rien ne pourra évoluer sans un changement de mentalité au sein de la classe politique. “Officiellement, il y a un gouvernement, mais dans les faits il n’y en a pas. Aucune initiative n’a été prise, ni pour lutter contre la corruption, ni pour l’égalité homme-femme, ni pour donner plus de pouvoir au parlement. Ce gouvernement de 39 ministres, quand l’Espagne en a 13, n’est là que pour satisfaire les privilèges et les besoins de quelques partis politiques, sur fond de népotisme.” Il prévient : “D’ici aux prochaines élections, beaucoup de choses doivent changer. Pour le moment, les partis politiques sont en léthargie totale, ils se chamaillent entre eux et placent leurs amis aux postes ministériels pour  bénéficier de retraites à vie.” Il dénonce également des règles de gouvernance publique inadaptées : “Le PJD a actuellement 125 députés sur 395. Il n’est pas majoritaire. Il faut supprimer la règle selon laquelle le premier parti au parlement définit la couleur du gouvernement. Si les autres partis s’activent et travaillent ensemble, ils pourraient être majoritaires. Mais c’est la division et le fractionnement au sein des partis, ajoutés à cette règle constitutionnelle qui fait que nous avons le PJD au pouvoir depuis six ans.”

“Il faut Socrate chez nous”

Mohamed Neshnash croit en la jeunesse marocaine : “Il faut lui faire confiance, la former, l’éduquer. Elle ne doit pas être indifférente à son pays, il faut qu’elle s’intéresse, qu’elle aille voter et s’investisse dans les partis et les syndicats. Il ne faut pas se cacher dans la consommation de la drogue et l’agressivité. Le problème, c’est qu’à l’école marocaine on ne vous apprend pas à penser. A l’époque de Hassan II, la philosophie était interdite. On n’en est plus là, mais les ignorants s’attachent à des vérités toutes faites. Il faut changer la mentalité de l’éducation nationale et passer de l’hégémonie d’une religion sclérosée à une religion ouverte et de tolérance. Il nous faut Socrate chez nous !”, s’exclame le vieux sage, qui se décrit comme “optimiste de nature”.

Un optimisme doublé d’une bonne étoile, lui qui a souvent frôlé la prison pendant les années de plomb en y échappant toujours, et qui a miraculeusement échappé à la mort en 1958 : “J’étais invité à me rendre à Pékin, après avoir convaincu Mohammed V de reconnaître la République populaire de Chine — ce que le Maroc a fait quelques mois plus tard, avant même les pays occidentaux. Mais au dernier moment, j’ai cédé ma place dans le voyage à un camarade qui souhaitait aussi s’y rendre. L’avion dans lequel j’aurai dû embarquer s’est écrasé.” Un geste généreux qui l’a sauvé.

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