L’infatigable Othman Benjelloun

A 86 ans, l'homme d'affaires continue de s'engager dans des projets au long cours, à coups de milliards de dirhams. A quoi carbure-t-il ?

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Othman Benjelloun, président du groupe Bank of Africa. Crédit: Yassine Toumi / TelQuel

Mardi 2 juillet. Othman Benjelloun nous reçoit au siège de sa banque, rebaptisée BMCE Bank of Africa depuis novembre 2015. Au huitième étage de cette imposante bâtisse de l’avenue Hassan II, son bureau n’a pas vraiment changé depuis la dernière fois où il nous a reçus, en 2008. Tout y est calculé, millimétré : zéro faute de goût et aucune trace de l’ostentation chère aux milliardaires marocains. Un bureau de 50 m2 à tout casser, comme on l’a laissé il y a près de dix ans, à quelques différences près : à l’entrée de l’étage présidentiel, une imposante maquette de la cité Tanger Tech accueille les visiteurs. A l’intérieur du bureau aussi, une autre maquette futuriste trône côté salon, celle de la tour qu’il fait construire sur la rive du Bouregreg à Salé. Détail nouveau que le maître des lieux nous fait découvrir : sur l’une des nombreuses tables basses, une statuette dorée d’un cavalier s’apprêtant à sauter un obstacle. “C’est un cadeau de ma mère, qu’elle a acheté chez un bijoutier italien. Elle me l’a apporté au bureau, et a prié pour que jamais rien ne m’arrête dans la vie”, confie-t-il, les yeux embués à l’évocation de Hajja Fatma, décédée en novembre 2013. “Ma mère n’a jamais quitté ce monde, elle est tout le temps avec moi”, ajoute le banquier en désignant un portrait de la défunte, posé sur un petit secrétaire en bois massif.

“Mon âge ? 44 ans”

L’objet de notre visite est de percer le secret de cet infatigable homme d’affaires qui, à 86 ans révolus, continue d’investir des milliards de dirhams dans des projets futuristes, donnant parfois rendez-vous à ses partenaires et aux médias dans… 50 ans, pour en découvrir les réalisations. “Quand on me demande mon âge, je réponds toujours 44 ans. Je vous invite à poser la question à mon assistante, elle vous répondra la même chose”, s’amuse-t-il. Devant notre air étonné, il lance, taquin : “Ça correspond à la dernière fois où j’ai fêté mon anniversaire. Je me suis donc arrêté à cet âge.” Parler d’âge avec le “Président”, comme l’appellent ses collaborateurs, c’est le signe qu’on le connaît mal. “Le temps pour lui ne compte pas. Il veut réaliser ses rêves et ses projets lui même. Il fonce. La variable âge ne rentre jamais dans ses calculs”, nous confie l’ancien ministre Azeddine Guessous, devenu depuis deux décennies un de ses hommes de confiance, administrateur de BMCE Bank of Africa et de toutes les filiales et participations que détient Othman Benjelloun et son groupe tentaculaire. Un groupe présent dans la banque, l’assurance, les télécoms, les transports, le tourisme, la communication, qui vient de se lancer ces deux dernières années dans deux projets pharaoniques : la construction et le financement pour une enveloppe globale de 11 milliards de dollars d’une cité industrielle de 300 000 habitants (cinq fois la population d’Al Hoceïma) à trente kilomètres du port Tanger Med, et la construction pour 3 milliards de dirhams d’une tour de 250 mètres et 45 étages à Salé, sur la rive du Bouregreg. Deux projets qui font renouer Othman Benjelloun avec ses premières amours. “S’il n’était pas devenu banquier, il aurait été architecte. C’est son côté bâ- tisseur qui ressort. C’est ancré profondément en lui”, nous assure son bras droit et numéro 2, Brahim Benjelloun Touimi.

Mon père, ce lion

Nous sommes en 1952. Bac du Lycée Clémenceau de Nantes en poche, le jeune Othman Benjelloun s’inscrit à l’Ecole Polytechnique de Lausanne. Son père, Haj Abbas, un riche entrepreneur fassi qui a fait fortune en commerçant avec l’Angleterre, aimerait voir son fils devenir ingénieur. Lui choisit un autre cursus : l’architecture. Haj Abbas est fou de rage. Pour le contraindre, il utilise une méthode radicale : lui couper les vivres. “Il était très sévère. On l’appelait le lion dans la famille. Ma mère m’envoyait des petits subsides pour survivre. J’empruntais aussi un peu d’argent à mes amis”, se souvient la première fortune du Maroc, selon le dernier classement Forbes.

Cette crise avec le pater durera six mois, jusqu’au jour où le jeune Othman reçoit une lettre, dans laquelle Haj Abbas lui explique que l’intérêt du pays doit primer sur les désirs et les ambitions personnelles. “C’était une vraie leçon de patriotisme. Du coup, je me suis désinscrit de la branche architecture pour me réorienter vers l’ingénierie. Les choses sont revenues à la normale”, nous raconte-t-il. Ce rêve de jeunesse avorté semble donc rattraper aujourd’hui le magnat de la finance. Pour le projet de la tour de Salé, l’homme ne s’est pas contenté de lancer des appels d’offres et de choisir le mieux disant, puisqu’il s’est impliqué personnellement dans les choix architecturaux. C’est d’ailleurs lui qui a soufflé l’idée de tour-fusée aux concepteurs des plans, l’Espagnol Rafael de la Hoz et son collègue marocain Hakim Benjelloun.

Apollo 11 au Bouregreg

Ils m’ont présenté sept projets qui ne m’ont pas plu. Je voulais quelque chose qui sorte de l’ordinaire. Je leur ai donc montré des photos du lancement de la fusée Apollo 11 pour qu’ils y puisent leur inspiration. Ça a donné cette fusée que vous voyez”, se délecte Benjelloun. Le lancement d’Apollo 11, cette mission spatiale qui a permis à l’homme de mettre un pied sur la lune, Othman Benjelloun y était, sur invitation du patron de la NASA, “un ami”. “J’ai même été autorisé à faire un vol simulé avec trois cosmonautes”, se souvient l’homme. “Je dis à mes collaborateurs qu’on ouvrira bientôt des agences BMCE dans l’espace”, plaisante-t-il.

Cette tour de 250 mètres de hauteur et de 45 étages – la plus grande d’Afrique –, Benjelloun a voulu l’offrir à la capitale Rabat et sa voisine Salé, sur demande de Mohammed VI. “Initialement, le projet était prévu à Casablanca. Mais Sa Majesté voulait un bâtiment emblématique à Rabat”, confie Benjelloun. La demande royale fait changer les plans du milliardaire : au cœur de la nouvelle cité financière de la capitale économique, il voulait construire un nouveau siège pour ses activités dans l’assurance, la banque et les télécoms. A Rabat, le projet – qui s’inscrit désormais dans le programme royal “Rabat, ville des Lumières” – prend une tout autre dimension, prévoyant outre des espaces bureaux, des hôtels, des commerces et des appartements de très haut standing. “C’est Sa Majesté qui a posé la première pierre. Nous lui avons présenté la maquette du projet le samedi 5 mars 2016, la première pierre a été posée le mercredi suivant”, raconte pas peu fier Benjelloun, qui espère également que le roi donnera un nom à sa tour. “On l’appelle la tour Rabat-Salé pour travailler. Mais Sa Majesté va certainement lui donner un nom après la fin des travaux”, nous dit-il. Des travaux que le magnat de la finance a confiés à China Railway Construction Corporation International, une des premières entreprises de construction dans le monde, qui fait duo avec la Marocaine TGCC de Mohamed Bouzoubaâ.

Un financier en col Mao

Des entreprises chinoises, on en trouve également dans le projet de la cité industrielle de Tanger Tech, dont le groupe BMCE Bank est le financier. Le groupe Haite, sur lequel beaucoup de doutes ont été émis récemment dans une enquête fouillée du Desk, est pour le moment le seul co-promoteur visible sur ce projet. Mais d’autres feront leur entrée, nous promet Ilyas El Omari, président de la région Tanger-Tétouan-Al Hoceïma, partie prenante du projet, qui prendra 5% du capital du véhicule juridique portant la cité industrielle. Ce que Benjelloun confirme, sans donner plus de détails : “Nous sommes en cours de négociation du capital. Je reçois tous les jours des propositions de sociétés chinoises dans le monde, dans l’aéronautique, les télécoms, la construction. Mais il est un peu tôt pour en parler.

La Chine et Benjelloun, c’est en fait une longue histoire d’amour, mais aussi de gros sous, qui commence en 1971. La Chine communiste de Mao est alors un pays pauvre, foncièrement agricole, et pas du tout industriel. Benjelloun est invité par le gouvernement chinois à négocier un contrat de vente de poids lourds Volvo produits dans la chaîne de montage de l’entreprise familiale à Casablanca. Il reste 29 jours sur place, sillonne le pays en col Mao et revient avec un juteux contrat dans la poche. De 1971 à 1983, l’usine des Benjelloun livrera entre 500 et 1000 camions par an à la Chine. “Dans les années 1970, notre balance commerciale avec la Chine était excédentaire grâce à Othman Benjelloun. On leur achetait du thé et on leur vendait des camions. C’est quelque chose qui ne risque pas de se reproduire”, nous raconte l’ancien ministre des Finances du gouvernement de l’alternance, Fathallah Oualalou, autre grand amoureux de la Chine qui a publié en 2016, La Chine et nous : répondre au second dépassement. Ironie du sort, en 2010, le constructeur suédois, qui refusait dans les années 1970 de traiter avec la République populaire, est racheté par le Chinois Geely pour la bagatelle de 1,8 milliard de dollars. Une revanche sur l’histoire, mais un autre signal fort du déplacement du centre de gravité du monde. Un changement des équilibres géostratégiques que Benjelloun semble avoir anticipé.

“Un visionnaire”, disent-ils

Président est un grand amoureux de la Chine. Il visite le pays presque tous les ans”, raconte le numéro 2 de la banque, Brahim Benjelloun Touimi, qui nous annonce que le groupe aura bientôt sa licence de banque à Shanghai. Présent depuis 2000 à Pékin à travers un bureau de représentation, tenu par trois cadres et une assistante, Benjelloun compte désormais devenir un acteur bancaire à part entière en Chine. “Nous avons déposé la demande de licence pour une succursale il y a un an et demi. En 2016, le dossier a été considéré complet par les autorités chinoises. C’est imminent”, confie Brahim Benjelloun Touimi. La stratégie de Othman Benjelloun : devenir le principal pont entre une Chine entrée dans l’ère de la délocalisation et l’Afrique où sa banque couvre actuellement 23 pays. “La Chine veut atteindre l’Europe via la Méditerranée et l’Afrique. Cette stratégie a été dessinée en 2015 lors du forum sino-africain de Johannesburg. Et Benjelloun a anticipé cela bien avant tout le monde. J’étais d’ailleurs avec lui quand il a ouvert son bureau de représentation à Pékin en 2000”, raconte l’ancien ministre des Finances, Fathallah Oualalou.

Visionnaire. Le mot revient sur les lèvres de toutes les personnes que nous avons contactées pour nous parler du Président. “Il a un flair infaillible pour les affaires. Il réfléchit toujours sur une échelle de trente ans”, témoigne son collaborateur à Méditel, Moncef Belkhayat, qui nous raconte une anecdote qui résume bien le personnage : “Un jour, en 2008, il m’a fixé et m’a dit : je voudrais que notre groupe soit présent dans 53 pays d’Afrique d’ici 2030. En dix ans, il a déjà fait la moitié du chemin.”

L’histoire du chèque d’un milliard

Tanger Tech est pour Sir Benjelloun la concrétisation de cette vision et cette manière de faire des affaires. Une cité de 2000 hectares, qui a pour ambition d’abriter plus de 200 industriels chinois en quête de plateformes compétitives pour arroser l’Europe, l’Afrique et le reste du monde. Le projet paraît à première vue irréalisable, au vu du montant astronomique de l’investissement annoncé : 1 milliard de dollars pour le démarrage et 10 milliards sur dix ans, soit 60 fois les bénéfices annuels de BMCE Bank of Africa. “C’est surréaliste, comme tous les projets qu’il a lancés dans sa vie. Mais il finit toujours par trouver le moyen de les réaliser”, rétorque Moncef Belkhayat, qui se rappelle encore du chèque d’un milliard de dollars que Othman Benjelloun a donné en 1999 au gouvernement Youssoufi pour l’obtention de la deuxième licence GSM. “A ce moment, il n’avait pas l’argent pour faire ce paiement. Personne n’avait le milliard. Et personne n’y croyait vraiment. Mais il a réussi finalement à mobiliser un prêt à l’international auprès d’un consortium de 40 banques”, raconte Belkhayat. Inhabituelle, l’opération a été saluée par Hassan II dans l’un de ses derniers discours. “C’était un montant pas courant dans le monde des affaires. Aucune banque marocaine d’ailleurs ne pouvait traiter ce chèque. Leurs systèmes d’information ne pré- voyaient pas des chiffres à neuf zéros”, poursuit l’ancien vice-président de Méditel. Un gros chèque qui permettra au jeune monarque Mohammed VI, intronisé quelques semaines après cette juteuse transaction, de lancer sa politique des grands chantiers en créant le Fonds Hassan II. “L’argent de cette licence a permis l’amorçage du Fonds. 70% du montant que nous avons perçu a été logé dans ce véhicule, alimenté plus tard par l’argent des privatisations. C’est ce qui nous a permis de construire tous les grands chantiers du nouveau règne”, raconte Fathallah Oualalou. “C’est la nature même du Président. Il se lance dans de gros défis, et ses rêves paraissent surréalistes. Mais il dit toujours que les moyens financiers ne sont jamais un obstacle et que ce qui compte, ce sont les idées, les équipes, et les ambitions que l’on porte. C’est un homme de défis qui croit en son étoile”, explique l’administrateur de son groupe, Azeddine Guessous.

Fonceur mais diligent

Il croit en son étoile, c’est sûr. Mais il ne met jamais le pied en territoire inconnu. Sur Tanger Tech par exemple, Benjelloun n’a pas été parmi les signataires du protocole d’accord entre les officiels marocains et le groupe chinois Haite à l’occasion de la visite royale de mai 2016. Il a attendu le retour de la délégation au Maroc pour reprendre l’avion et partir en Chine, à Chengdu, là où le groupe Haite dit avoir construit une cité industrielle. “Je suis resté trois jours là-bas”, nous relate Othman Benjelloun. De retour au pays et après plusieurs semaines de réflexion, il décide d’intégrer le projet et d’en être le financier. “Il a été sur place, a reçu beaucoup d’opérateurs chinois au Maroc et lu beaucoup de notes sur le sujet”, souligne son bras droit à la banque, Brahim Benjelloun Touimi. Mais une fois engagé, Benjelloun y va à fond, au point qu’on l’identifie désormais comme l’initiateur et le promoteur de la cité industrielle. Et quand le projet est remis en cause par l’enquête journalistique du Desk, c’est Othman Benjelloun qui réagit le premier et lance toute une opération de com’ pour rassurer l’opinion publique. “Je ne voulais pas répondre à cet article. Mais il a tenu, lui, à ce qu’on réagisse, à ce qu’on expose à l’opinion publique l’avancement du projet. La visite de chantier organisée le 19 juillet pour la presse, c’était son idée”, confie son partenaire dans le projet, Ilyas El Omari. Rebelote quelques jours plus tard, quand il convie les médias au siège de sa banque pour leur présenter la maquette du projet, et son état d’avancement, en présence d’Ilyas El Omari et de Moulay Hafid Elalamy, le ministre businessman qui considère Sir Othman comme son mentor.

Cloner Benjelloun

Vu l’enthousiasme qu’il nous transmet, on aurait envie de le cloner. Et c’est le ministre de l’Industrie qui le dit”, a lancé MHE à propos de Othman Benjelloun ce jour-là. Etre cloné, c’est peut-être ce que souhaite secrètement le magnat pour poursuivre son œuvre, et assurer la pérennité d’un groupe que l’on dit en mal de succession, dans les salons de Rabat et de Casablanca. Une question qu’il aborde sans gêne. “Mon fils Kamal est anthropologue. Il ne vit pas au Maroc et ne veut pas faire le métier de son père”, nous répond-il. Il est fier de son fils, de ce qu’il fait, ainsi que de sa fille aînée Dounia, productrice de films documentaires. A-t-il essayé de lui faire changer d’avis ? Non. “Mon père m’a imposé d’être ingénieur. Je ne veux pas reproduire le même schéma avec mon fils”. Qui lui succédera alors ? “Mon patrimoine appartient d’abord au Maroc. Il y a des holdings qui sont là, qui vont continuer d’être dirigés par leurs gestionnaires. Je donne souvent des rendez-vous dans cinquante ans. Peut- être que vous ne serez pas là, mais moi je serai là. En tout cas, j’y crois”, nous lance-t-il, l’air mystérieux. En attendant, le Président continue de travailler comme s’il avait 44 ans, en s’astreignant à une hygiène de vie quasi monacale : “Je me réveille tous les jours entre 5h30 et 6h, et je commence toujours ma journée par de l’exercice physique.” Son petit déjeuner – un fruit – avalé, il se met tout de suite au travail, d’abord dans sa villa du quartier Californie de Casablanca, avant de rejoindre son vaisseau amiral BMCE Bank. Il saute la pause déjeuner, se contentant de piocher un ou deux fruits dans le plateau qui lui est servi dans son bureau. Un travailleur passionné qui répète à l’envi : “Moi je ne travaille pas, je m’amuse”. Jusqu’à quelle heure ? “Je n’ai pas d’heure. Mais je tiens à prendre mon dîner chez moi, entre 20h et 20h30. Là, je prends un peu de tout : viande poisson, légumes… Vous savez, manger trop, comme dormir trop, c’est néfaste pour la santé”. Un régime alimentaire privilégiant fruits et légumes, et où, à l’image de la diète des centenaires d’Okinawa, la frugalité est de mise. Manger moins pour vivre mieux et plus longtemps. C’est ce qu’on souhaite à notre Othman Benjelloun national.

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