Moulay Slimane, le sultan abolitionniste

A la fin du XVIIIe siècle, sous la férule du sultan Moulay Slimane (1792-1822), l’empire chérifien se replie sur lui-même. L’économie du Maroc prospère grâce au commerce saharien, reposant pour une bonne partie sur les esclaves. Etrangement, c’est ce même souverain qui abolit l’esclavage au royaume.

Par

Sa jeunesse, le futur sultan Moulay Slimane la passe à Sijilmassa, l’une des plus anciennes cités du Maghreb, située au sud d’Errachidia, dans la province du Tafilalet. Même si la cité tombe en désuétude, elle reste un carrefour incontournable des caravanes transsahariennes reliant le Mali, le haut du Sénégal ou le Ghana à Marrakech, Fès ou Tlemcen.

Nul doute que le futur sultan a été bercé par les scènes de ces interminables convois de centaines de marchands, d’esclaves — enfants, femmes et hommes —, et de chameaux (jusqu’à 2000 bêtes), remontant ou descendant vers bilad alSoudan (pays des noirs), chargés d’ivoire, de sel, de poudre d’or, de malaguette (dénommée poivre de Guinée)…

Comment n’aurait-il pas été marqué par le récit des caravaniers relatant l’éternelle angoisse du nomade de manquer d’eau et de dattes? Sans parler des pillages pratiqués et des rançons réclamées par les Touaregs, les Lamtas ou autres tribus du Sahara.

L’esclavage, codifié par le droit canon musulman

Car, dans ce XIXe siècle naissant, la traite des esclaves est encore présente dans le Maghreb et le Machrek. L’un des observateurs musulmans les plus avertis, Ibn Khaldoun, affirme dans son opus majeur Prolégomènes, que « (les) marchandises consistent en esclaves, en grains, en bestiaux, en armes ou en étoffes, cela revient au même. La quantité de l’augmentation (acquise par le capital) s’appelle bénéfice« .

Est-il besoin de rappeler que c’est grâce à ses conquêtes militaires que l’empire islamique s’est étendu ? Qui dit conquêtes, dit prisonniers et donc esclaves. Le Maroc n’échappe pas à cette règle. Une fois conquis, le royaume a fourni aux princes d’Orient des dizaines de milliers de Berbères tombés en captivité. Transférés au califat de Damas, ces esclaves sont très appréciés pour leur beauté. Mais le Maroc s’approvisionne aussi en esclaves.

Ainsi, au XIe siècle, lorsque les dynasties marocaines des Almoravides et des Almohades combattent les rois catholiques, des milliers de prisonniers européens sont acheminés au royaume (20 000 captifs espagnols transférés à Marrakech, après la bataille de Zellaqa en 1086 à Al-Andalus). L’esclavage est dans le pays une réalité historique et sociale.

C’est toutefois l’Afrique noire qui fournit le contingent d’esclaves le plus important au Maghreb entre les Ve et XVe siècles : soldats, voyageurs, pèlerins… Plus tard, lors des campagnes militaires au Sénégal, Mali, Niger et surtout au Soudan, les troupes victorieuses d’Al Mansour (1578-1603) capturent 20 000 hommes qu’elles enrôlent dans l’armée. Leurs descendants formeront plus tard la fameuse garde noire Abid Al Boukhari instituée par Moulay Ismaïl (1672-1727).

Les âbids (esclaves) sont partout présents dans la vie sociale chérifienne. Soldats, concubines, harems, berceuses, porteurs d’eau… rythment le quotidien des Marocains. L’esclavage est minutieusement codifié par le droit canon musulman : les esclaves sont en théorie protégés des maltraitances par la hisba (jurisprudence prônant de lutter contre le mal et l’immoralité), appliquée par un mohtassib, représentant du sultan-calife. Ce dernier contrôle la moralité des échanges et des comportements partout dans la médina et les souks.

esclaves 4

Moulay Slimane dans l’air du temps ?

C’est dans ce pays familier de l’esclavage, dans cet arrière-fond mental prégnant, qu’a grandi Moulay Slimane. On sait que ce sultan est surtout connu pour son règne chaotique en raison des différends entre tribus qu’il ne parvient pas à apaiser. Il a permis l’implantation du wahhabisme pour lequel il a une attirance prononcée (il a mené un grand combat contre les confréries) et a surtout cessé tout commerce avec l’Europe.

« Le Maroc tourna le dos à la mer. Ce repli sur l’intérieur donnait la prééminence au commerce saharien. Cela (…) était voué à l’échec par l’évolution de l’économie mondiale. En effet, la moitié du commerce caravanier était représentée par la traite des noirs, esclaves vendus à Essaouira ou, pour le marché intérieur, à Marrakech et Fès (…) Moulay Slimane (…) suivit le mouvement et interdit l’esclavage en 1816« , indique Yvette Katan Bensamoun dans Le Maghreb, de l’empire ottoman à la fin de la colonisation française.

Les prescriptions du traité de Vienne concernant la répression de la traite et de la piraterie sont adoptées dès 1818.
Les prescriptions du traité de Vienne concernant la répression de la traite et de la piraterie sont adoptées dès 1818.

Volonté personnelle du sultan ou air du temps ? Difficile de trancher. Comment en est-on arrivés là ? Moulay Slimane n’ignore pas que son père, Sidi Mohammed Ben Abdallah (17571790), a mené une diplomatie intense de libération des captifs musulmans aux mains des chrétiens. Influencé peut-être par cette politique d’émancipation des asservis, il confie les rênes de la diplomatie et des Affaires étrangères à Ibn Othman Al Meknassi, qui s’est illustré sous son père dans le rachat de captifs musulmans à Malte en 1782.

Il faut aussi garder à l’esprit qu’en 1790 est adopté, aux Etats-Unis, le « Moors Sundry Act » qui octroie aux « Maures » un statut particulier et les reconnaît juridiquement comme « blancs », les sauvant ainsi de l’esclavage. L’influence internationale a pesé incontestablement. Malgré l’isolationnisme adopté par le Maroc, Moulay Slimane ne pouvait rester sourd à la lame de fond abolitionniste mondiale. 1794 : abandon de l’esclavage dans toutes les colonies françaises (suite à la Révolution française de 1789). 1808 : le Congrès des Etats-Unis interdit la traite atlantique.

1813 : l’Argentine abolit l’esclavage… Le souverain chérifien se doit aussi de donner des gages, surtout quand Napoléon, en route vers l’Egypte en juin 1798, libère 2000 captifs marocains à Malte. Le sultan espère également assurer un libre passage permanent pour les pèlerins marocains se rendant au Hedjaz, sans crainte de devenir captifs des chrétiens.

C’est ainsi que Moulay Slimane infléchit sa politique navale en interdisant la piraterie et la capture des chrétiens. Il abolit la traite négrière en 1816, un an après le traité de Vienne où les puissances européennes adoptent une clause contre la traite des esclaves.

L’historien français Jean Martin affirme qu’ »au congrès d’Aix-la-Chapelle de 1818, Moulay Slimane fit connaître qu’il appliquait les prescriptions du traité de Vienne concernant la répression de la traite et de la piraterie« . L’empire chérifien est entré de plain-pied dans les mutations du monde.

L'Afrique noire fournit le contingent d’esclaves le plus important au Maghreb entre les Ve et XVe siècles.
L’Afrique noire fournit le contingent d’esclaves le plus important au Maghreb entre les Ve et XVe siècles.

Une abolition tardive

Cependant, l’esclavage demeure une réalité sociale au Maroc jusqu’au Protectorat. Dans Kitab Al Istiqsa, le grand historien marocain du XIXe siècle, Ahmed Al Nassiri, s’indigne à l’image des âbids exposés dans les souks de Fès, Marrakech ou Safi (voir encadré). Qui plus est, les témoignages de voyageurs occidentaux arpentant le royaume chérifien concordent à relater les mêmes scénographies.

Le Dr Mauran, un des premiers médecins arrivés avec le Protectorat au Maroc, observe dans Le Maroc d’aujourd’hui et de demain que « les Marocains riches ont généralement une femme légitime, quelque fois deux, et la densité est surtout composée de négresses esclaves dont les prix atteignent jusqu’à 1.600 et 2.000 pesetas, quand elles sont jolies et vierges. Ils ne se gênent pas, d’ailleurs, pour cohabiter avec elles et, aux yeux de la femme légitime, les rapports du maître avec ses esclaves sont considérés comme sans importance« .

 

Mais dans les faits, c’est une autre histoire. En vérité, l’esclavage se réduit au fil du Protectorat. Une circulaire de 1922 limite drastiquement sa pratique. Puis c’est la jonction du futur Mouvement national et des religieux qui aboutissent à l’éradication de l’esclavage au Maroc au milieu des années 1930.

Extrait: Al Nassiri, l’anti-esclavagiste

Dans Kitab Al Istiqsa, le grand historien marocain du XIXe siècle, Al Nassiri, livre une critique acerbe de l’esclavage.

Je veux parler de cette plaie sociale qui est l’esclavage des nègres originaires du Soudan, quelle que soit la confession de la race à laquelle ils appartiennent, musulmane ou païenne, qu’on a l’habitude d’amener chaque année de leur pays, en grand nombre, comme des troupeaux pour les vendre à la criée comme des bêtes de somme. Sans honte, les gens ferment les yeux sur ce crime qui se commet au grand jour depuis une longue suite de générations, à tel point que la masse du peuple croit que l’origine légale de l’esclavage consiste dans la noirceur du teint et la provenance du Soudan. En principe, tous les hommes sont, par nature, de condition libre et sont exempts par conséquent de toute cause d’asservissement; quiconque, donc, nie cette liberté individuelle, nie ce principe fondamental.

[/encadre]

Farid Bahri et Abdeslam Kadiri

Rejoignez la communauté TelQuel
Vous devez être enregistré pour commenter. Si vous avez un compte, identifiez-vous

Si vous n'avez pas de compte, cliquez ici pour le créer