Nadia Bezad, présidente de l'Organisation panafricaine de lutte contre le Sida: "Le Sida est une épidémie sociale"

Si les chiffres de la lutte contre le VIH au Maroc sont encourageants, de nombreuses failles subsistent. Entretien avec le docteur Nadia Bezad, présidente de l'Organisation panafricaine de lutte contre le Sida (OPALS)

Par

Yassine Toumi / TelQuel

Telquel.ma : Les derniers chiffres annoncés par le Ministère de la Santé et ONUSIDA montrent que seulement 0,1% de la population marocaine est séropositive, ce qui est très bas comparé au reste de la région Mena. Nous sommes donc sur la bonne voie?

Nadia Bezad: Certes, le nombre estimé de personnes vivant actuellement avec le VIH est de 24.000 au Maroc, soit un taux de prévalence de 0,1% en moyenne. Mais le Sida est une épidémie qui est encore en pleine jeunesse au Maroc et que la société va devoir affronter pendant longtemps encore. Malgré tous les efforts qui ont été entrepris, la courbe est encore ascendante. Nous n’avons pas réussi à faire stagner la courbe des nouvelles infections. 10 personnes sont contaminées et 4 décèdent du Sida tous les jours, mais la maladie ne fait plus peur.

Par ailleurs, il existe de grandes disparités selon les régions, avec certains endroits où la prévalence dépasse les 5%, comme à Laâyoune par exemple. 63% des personnes contaminées sont concentrées dans trois régions: le Souss, la région de Marrakech et celle de Casablanca. Tenir compte des spécificités régionales est donc essentiel.

Enfin, seule une personne séropositive sur deux bénéficie d’un traitement antirétroviral. Essayer de trouver ces personnes non soignées est un enjeu fondamental pour qu’elles puissent avoir accès au traitement et qu’elles ne soient pas propagatrices du virus.

Il y a 15.000 hommes atteints pour 8.700 femmes. Les femmes sont-elles plus épargnées? Quelles sont les populations les plus touchées ?

En réalité, on note une féminisation du Sida, car les femmes n’ont pas accès à la prévention. Le port du préservatif dépend du bon vouloir des hommes. À l’OPALS, nous travaillons notamment avec les travailleuses du sexe qui nous disent que souvent les hommes ne veulent pas mettre le préservatif et peuvent payer deux fois plus pour avoir des rapports non protégés.

Par ailleurs, plus de 70% des femmes infectées le sont par leur mari. Le mariage ne protège pas les femmes du Sida et souvent la séropositivité d’un couple est découverte à la naissance d’un nouveau-né. L’épidémie, qui frappe 500 enfants âgés de 0 à 14 ans, peut être évitée auprès des nourrissons par un dépistage systématique des femmes enceintes ou en âge de procréer. La trithérapie adaptée aux femmes enceintes permet d’éviter à 90% la transmission à l’enfant.

Parmi les autres populations très touchées pour lesquelles nous mettons en œuvre des programmes d’aide spécifiques figurent les homosexuels, les enfants de la rue, les migrants, mais également les détenus. Pour eux, nous avons mis en place un partenariat avec le ministère de la Justice pour les dépister, cela fonctionne bien. Nous recrutons au sein de chaque population cible des personnes que nous formons, et qui servent de passerelle avec ces groupes spécifiques.

Le Ministère s’est fixé un objectif d’éradication de l’épidémie du Sida à horizon 2030. Cela vous semble-t-il réaliste ?

Pour cela, il faudra prendre conscience que le Sida n’est pas qu’un problème médical, mais aussi une épidémie sociale. Les actions menées ne doivent pas concerner que le domaine de la santé, mais être coordonnées avec les autres secteurs: l’éducation, le secteur psychosocial, etc.

Au Maroc, le problème principal n’est pas celui du traitement, mais de l’éducation sexuelle des jeunes. Elle est inexistante. Il est absolument primordial d’instaurer un programme d’éducation sexuelle très tôt, dès l’école primaire et tout au long du parcours scolaire, en adaptant le contenu en fonction de l’âge. Commencer une éducation sexuelle à 15 ans c’est déjà trop tard, car les relations commencent parfois très tôt, à 12 ou 13 ans.

Ensuite, il y a le problème des centres de traitement: il n’y en a que 15 dans tout le Maroc. Ce qui fait que souvent, les personnes séropositives doivent parcourir 200, 300 voire 400 kilomètres pour accéder à leur traitement. Par exemple, un patient à Dakhla doit aller jusqu’à Laâyoune pour se faire soigner. Cela en décourage beaucoup à se soigner.

Par ailleurs, le secteur médical privé n’est pas du tout impliqué dans la lutte contre le Sida. Chaque médecin devrait savoir traiter une personne séropositive. C’est une grande faille, car si le dépistage et le traitement ne sont pas généralisés dans tous les centres hospitaliers et notamment dans les zones rurales et reculées, il sera compliqué d’atteindre l’objectif d’éradication du virus à 2030. La prise en charge psychosociale est également essentielle.

Les financements de la lutte mondiale contre le VIH par les États bailleurs ont chuté de 7% en 2016 au niveau mondial. La lutte contre le Sida est-elle aussi confrontée à un problème de budget? 

En toute vérité, on n’a pas besoin de beaucoup de budget pour lutter contre le Sida au Maroc. Certains pays qui ont moins de budget que nous s’en sortent très bien. C’est le cas du Botswana, qui a diminué de 38% les nouvelles infections depuis 2001 en misant sur l’éducation des jeunes, ce qui n’est pas très coûteux.

Il y a aussi le problème de la discrimination des personnes atteintes, qui peuvent avoir peur de se faire dépister ou ne déclarent pas leur maladie de peur de perdre leur travail.

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