Jalil Benabbès-Tâarji: “Par idéologie ou par incompétence, le tourisme est resté livré à lui-même”

Echec de la Vision 2020, défaillance dans la gouvernance, bilan du gouvernement Benkirane… le président de l’Association nationale des investisseurs touristiques (ANIT) et patron du groupe Tikida revient sur les principaux maux qui rongent le tourisme marocain.

Par

Jalil Benabbès-Tâarji. Crédit: DR

Président de l’Association nationale des investisseurs touristiques (ANIT), Jalil Benabbès-Tâarji a une bête noire : la gouvernance. Tant celle du gouvernement, indécise et variant au gré des ministres, que celle du privé. Transversal, le tourisme n’est pas du seul ressort du ministère chargé du secteur, mais aussi des départements de l’Equipement, des Finances, de l’Intérieur et de l’Education… Il est aussi du ressort des opérateurs privés, qui ne jouent pas toujours la même partition — doux euphémisme. Mesurant ses mots mais sans langue de bois (langue si bien maniée par les responsables du tourisme), il tire à boulets rouges sur la Fédération nationale du tourisme (devenue en 2013 la Confédération nationale du tourisme), à laquelle on reproche ses querelles intestines et sa faible représentativité. Le patron du groupe Tikida va même jusqu’à situer la rupture dans la gouvernance de la fédération en 2007, soit l’année où il a quitté sa présidence. L’ex-président  de la CGEM-Tensift ne ménage d’ailleurs pas l’ancien Exécutif, auquel il reproche de n’avoir rien fait pour le secteur, ni la CGEM.

Vous avez assisté à la présentation de l’étude de Boston Consulting Group par le ministre du Tourisme Mohamed Sajid et sa secrétaire d’État Lamia Boutaleb. Qu’est-ce que vous en retenez ?

Avec douze mois de retard, BCG a enfin pu nous présenter les résultats de son étude. C’est un travail fourni et  de qualité, et une bonne base pour aller plus loin. M. Sajid et Mme Boutaleb ont fait preuve d’une volonté de transparence et de débat. C’est nouveau et appréciable. Nos hôtes nous ont surtout rassurés sur la place que le tourisme occupe parmi les priorités nationales et gouvernementales.

Arrivées augmentant à pas de tortue, taux d’occupation faibles à moins de trois ans de l’échéance, le Plan Azur est pour ainsi dire au point mort. Pourquoi n’ose-t-on pas avouer que la Vision 2020 a échoué ?  La question est légitime, mais ce n’est pas du tout celle qui nous préoccupe aujourd’hui. Ce qui nous mobilise en ce moment, toutes parties confondues, c’est le reformatage de notre vision et la conception d’une stratégie de relance. Ce travail exige une démarche structurée, à partir d’un bilan sérieux et objectif des seize dernières années, pour identifier, puis corriger les erreurs commises depuis le 29 octobre 2001, date de signature du premier accord d’application de la Vision 2010, ainsi que les déséquilibres structurels qui se sont installés au cœur de notre économie touristique. Naturellement, cela passera par un travail d’autocritique, généralement peu plaisant, mais indispensable. C’est notre priorité à l’ANIT.

Avec la priorité que donne le nouveau gouvernement à Marrakech et Agadir, la création d’une Société de développement régional (au lieu des agences de développement touristique), avec des objectifs à l’horizon 2030, la stratégie 2020 n’est-elle pas en train d’être redessinée discrètement ?

Vous citez des sujets introduits par des instances très différentes et de manière informelle à ce stade. Les amalgames sont vite faits. A éviter, car nous avons déjà perdu trop de temps. Pour mieux comprendre les enjeux et débats du moment, il faut avoir à l’esprit, d’une part, la volonté légitime de nos ministres d’établir un plan d’action à court terme, et d’autre part, la nécessité impérieuse, et tout aussi urgente, d’élaborer une stratégie pour les cinq à dix prochaines années en reconstruisant une vision commune partagée. On ne pourra donc pas répondre objectivement et sérieusement à votre question avant fin 2017.

Lorsque les résultats du secteur sont faibles, on les attribue souvent à des facteurs exogènes (terrorisme dans le Maghreb, crise économique en Europe…). Ces facteurs mis à part, n’est-il pas temps de revoir la gouvernance du secteur ?

Ce sujet, trop peu débattu et traité, est central. Les Visions 2010 puis 2020, très volontaristes, rendaient impératif un leadership fort, tant côté privé que public. Ce leadership a grossièrement fait défaut et les mécanismes de gouvernance inscrits dans ces deux programmes ont été au mieux négligés, au pire ignorés. Côté pouvoirs publics, les régions, selon les sensibilités de leurs autorités désignées et/ou élues, ont trop souvent “ignoré” la Vision nationale, posant de fait un vrai problème de gouvernance “vertical”. Le déficit de leadership a également eu une forme “horizontale”, lorsque les lectures desdites visions ont différé, voire divergé, d’un ministère à un autre, au sein d’un même gouvernement. Ce n’est pas acceptable — compte tenu de la modestie des prérogatives du ministère du Tourisme comparées à la transversalité du secteur — et cela a contribué aux déficits d’exécution des stratégies nationales. En sus des contraintes exogènes qui, elles, sont abondamment commentées.

La gouvernance du tourisme dans le privé ne vous paraît pas adéquate non plus. En tant qu’ancien président de la Fédération nationale du tourisme, à quel  moment le virage a-t-il été pris dans la façon de “gouverner” le secteur ?

Clairement et objectivement, 2007 a été l’année charnière, l’année de “tous les dangers”. Lorsqu’il s’est agi d’organiser l’externalisation de la Fédération nationale du tourisme (FNT) par rapport à sa matrice d’origine, la CGEM, deux conceptions opposées se sont alors affrontées. D’un côté, la volonté de créer une vraie rupture de notre gouvernance autour d’une Fédération unique, réorganisée autour des chefs d’entreprise du secteur (ce qui est un minimum pour une organisation patronale), donc représentative, puissante et crédible, disposant ainsi du leadership indispensable pour participer à l’exécution d’un programme aussi lourd et complexe. De l’autre, une option plus conservatrice et sans rupture, un statu quo général qui maintenait l’existant, pour faire court. A l’époque, la CGEM a d’abord interféré, puis a tranché en faveur du “conservatisme” et du statu quo. En 2011, un compromis a été négocié et signé entre les deux courants, mais jamais exécuté. En octobre 2017, cela fera dix ans que les principales fédérations professionnelles auront mis à mal leurs dimensions patronales. J’ai assez commenté le résultat depuis un an, au terme de neuf années de recul. Mais que de temps perdu ! Aujourd’hui, l’heure est à la reconstruction de notre légitimité et de notre crédibilité. Avec toutes les bonnes volontés et une main tendue vers la CGEM pour corriger ce qui a été dévoyé en 2007.

A Marrakech, les autorités n’accordent plus d’autorisation pour les projets d’hôtel à de rares exceptions, la capacité litière étant encore sous-exploitée par rapport au taux d’occupation. Cette mesure devrait-elle, selon vous, s’étendre aux autres villes touristiques ?

Vous me l’apprenez et je m’en félicite. En 2006 déjà, nous avions attiré l’attention des pouvoirs publics, tant centraux que locaux, sur le dérèglement du marché par des offres excédentaires et mal réparties, en contradiction avec les équations posées par la Vision 2010. Tout au long de ces années, la planification et le pilotage des capacités, concepts centraux et vitaux, ont été totalement ignorés. Volontairement ? Par incompétence ? Par inconscience ? La ques tion reste ouverte, mais les dégâts macroéconomiques pour la collectivité nationale, et microéconomiques pour les entreprises, sont absolument énormes. Donc, oui à la primauté d’un pilotage et d’une planification centralisés à l’échelle de tout le territoire national.

Beaucoup d’opérateurs accusent le gouvernement Benkirane de n’avoir rien fait pour le tourisme. Partagez-vous cet avis ?

Oui. Notre association, l’ANIT, a été la première à le dénoncer publiquement à la veille et au lendemain des élections du 7 octobre dernier. Par idéologie ou par incompétence, le tourisme est resté livré à lui-même, alors même qu’il traversait une succession de conjonctures particulièrement éprouvantes. C’était très frustrant pour toutes les composantes du secteur, et ce d’autant que ledit gouvernement n’était pas  constitué que d’un seul parti. Nous voulons croire que cet “oubli”, ou désamour, est dépassé.

Pendant le blocage, qui a duré six mois, l’attentisme régnait dans le tourisme, comme dans d’autres secteurs. Qu’attendez-vous aujourd’hui, en tant que président de l’ANIT, de l’équipe de Sajid ?

Que les actes suivent les paroles. Nous n’avons aucune raison d’en douter. Au contraire. Eu égard au binôme de tête qui mêle le poids et l’expérience politique, à l’enthousiasme et la compétence technique. M. Sajid et Mme Boutaleb, qui sont informés de nos frustrations et attentes, ont d’ores et déjà fait preuve d’une excellente écoute, et nous avons engagé nos premiers échanges de façon prometteuse.

Enfin, y a-t-il une chance que le tourisme puisse reconquérir son “statut” de priorité nationale, comme au début des années 2000 ?

En nous basant sur les déclarations fortes et répétées de nos ministres, et compte tenu du potentiel quasiment intact du secteur, nous sommes rassurés. Sincèrement. Maintenant, restent les actes

Rejoignez la communauté TelQuel
Vous devez être enregistré pour commenter. Si vous avez un compte, identifiez-vous

Si vous n'avez pas de compte, cliquez ici pour le créer