À la gauche de l'extrême-gauche: qui sont les trotskistes marocains?

Ils sont une poignée, mais ne lâchent rien. Les militants trotskistes s'activent au Maroc, dans les syndicats et sur les campus, avec des propos originaux, mais une influence réduite.

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Léon Trotsky. Crédit: DR

Méconnus, les trotskistes sont pourtant actifs au Maroc. Un partisan de ce courant estime à 250 personnes ceux qui se revendiquent de l’héritage intellectuel et militant du révolutionnaire russe Léon Trotski, opposé au dirigeant soviétique Staline, favorable à plus de démocratie dans les organisations politiques et à une lutte à caractère internationaliste, pas centrée sur la seule défense de l’Union soviétique. Al Mounadila est la principale organisation de cette obédience aujourd’hui.

Des intellos et des altermondialistes

Le mouvement regroupe quelque 200 sympathisants, des fonctionnaires, des travailleurs autodidactes, quelques chercheurs et étudiants. Depuis 2004, le groupe publie un journal du même nom, diffusé à ses débuts en kiosque, mais qu’on retrouve surtout aujourd’hui sur des piquets de grèves ou dans des manifestations. Le site du mouvement est réputé pour des prises de position  sur des sujet comme la révolution syrienne, ce qui lui offre de la visibilité dans le monde arabe. C’est en effet la touche particulière de ces militants, débarrassés des dogmes panarabes, patriotiques, ou nostalgiques de l’Union soviétique, et qui fuient comme la peste les postures démagogiques: un aspect intello.

Les militants d’Al Mounadila courent les manifestations et les campus, risquant l’ire de leurs rivaux staliniens souvent moins enclins à l’argutie idéologique. « Il est arrivé que les militants du mouvement maoïste ‘Al Barnamaj al Marhali’ expédient quelques trotskistes à l’hôpital » se désole Ismaïl Manouzi, rédacteur en chef d’Al Mounadila. Il se réjouit tout de même des progrès – tous relatifs – de ses camarades pour peser dans le débat, citant en exemple l’association altermondialiste Attac, dont la section marocaine doit beaucoup au travail des sympathisants du mouvement trotskiste. Voilà une autre caractéristique de ces militants: un optimisme à toute épreuve. « Ce n’est pas faux » rigole Manouzi, qui précise : « ce n’est pas parce qu’on est forts qu’on a de l’espoir, c’est parce que le capitalisme s’essouffle et que les gens en ont marre ».

À l’avant-garde

« Il faut attendre les années 1970 pour voir un embryon du mouvement trotskiste apparaître au Maroc. Et encore, ‘trotskisme’ a longtemps été une accusation qu’on se lançait dans les milieux d’extrême-gauche« , raconte l’historien Mustapha Bouaziz. En effet, dans des écrits publiés sous le nom de Majdi Majid, le célèbre Abraham Serfaty, dirigeant du groupe révolutionnaire Ilal Amam, ne cachait pas tout son mépris pour ces militants considérés comme de faux révolutionnaires, au mieux dans l’erreur, au pire dans la trahison.

L’apparition du mouvement, le journaliste Jamal Berraoui, s’en souvient. « Un certain Ayad Boukhedda avait milité en France avec des trotskistes. Il était à l’Ecole Mohammedia des ingénieurs, mais a fait de la propagande à la fac de droit de Rabat où j’étais. Il a lancé un groupe, l’Organisation socialiste des travailleurs. J’avais la vingtaine: nous sommes au début des années 1970″. La petite organisation atteint vite une cinquantaine de militants et commence son travail. Cibler les étudiants brillants pour les attirer, faire de la propagande, intégrer les syndicats pour soutenir et orienter les luttes ouvrières… Les trotskistes mènent un travail de taupe. Dans les facs, le petit groupe intègre aussi l’UNEM (Union nationale des étudiants marocains, syndicat unique estudiantin). Là encore, leur patience les dissocie de leurs autres camarades, prompts à un activisme parfois tapageur, et qui cherchent l’affrontement avec le régime à tout prix. « Par un travail plus calme et cadré, nous avons sauvé le seizième [et ultime, ndlr] congrès de l’UNEM« , assure Berraoui.

Les trotskistes laissent une marque discrète mais perceptible: une forme d’avant-gardisme. « Nous étions les premiers à parler d’amazighité à gauche, en dehors des cercles berbéristes » souligne en guise d’exemple Berraoui. Avec une longueur d’avance sur le reste de la gauche, ils sont aussi ceux qui posent des questions qui fâchent. « On débattait déjà de la question de la présence islamiste dans les syndicats, avec des camarades algériens« . Malgré des signes de sympathie dans les facultés, le groupe décide en 1982, de se fondre dans une USFP que les autorités répriment durement. « Nous avons rejoins le parti et commencé à travailler avec les autres membres, tout en gardant ancré notre formation particulière » explique Berraoui.

A Agadir, un marin-pêcheur autodidacte

Mais alors que le petit groupe de Rabat se fond dans les rangs sociaux-démocrates, un autre groupe de militants de la région d’Agadir fait le chemin inverse. Des jeunes socialistes forment le groupe dont est issu Al Mounadila. À l’orée des années 1980, un vent de révolte souffle sur les pays d’Europe de l’Est sous orbite soviétique. Des travailleurs manifestent contre des états socialistes, censés être des paradis ouvriers. Des jeunes de l’USFP se posent des questions sur l’état des mouvements socialistes et communistes. « On sentait que quelque chose clochait. Un jour, je lis dans le journal libanais As Safir une critique en règle contre les états soviétiques par un trotskiste. Je suis conquis« , se souvient Ismaïl Manouzi. Avec d’autres, il s’éloigne du parti, sous la houlette de Abdellah Mounasser, un marin-pêcheur haut en couleur. Ce dernier est un autodidacte et militant infatigable. Il monte seul des sections syndicales pour les travailleurs du port d’Agadir, affronte des hiérarchies syndicales jalouses de leur pré-carré, quitte à en venir aux mains. Après son décès en 1997, jamais élucidé mais visiblement criminel, des milliers de Gadiris et de pêcheurs suivent son cercueil et manifestent contre les autorités. En parallèle de son action syndicale, il anime avec Manouzi et d’autres un groupe politique informel. « On achetait des livres de l’éditeur français Maspero, il y avait des auteurs trotskistes dans son catalogue, et on en débattait pendant des heures« , se rappelle encore Manouzi. Le petit groupe gadiri se lance dans la « conscientisation« . Un travail de fourmi peu ou prou similaire à celui mené par Berraoui et ses camarades.

Des scissions et de l’espoir

Confrontés à l’hostilité des autres courants de gauche, les trotskistes cultivent un certain goût du secret et du pseudonyme. Mais aussi un vilain goût pour la scission. Une blague veut que trois trotskistes autour d’une table parviennent systématiquement à créer trois partis différents. Le prix à payer quand on veut s’assurer de sa pureté. Alors même qu’ils ne sont qu’une poignée, les militants parviennent à multiplier des courants dont les différences apparaissent obscures aux néophytes. Aujourd’hui, en plus d’Al Mounadila, un petit groupe oujdi anime une brochure, Akhbar Oummalia. Entre Safi et Marrakech vivote un troisième groupuscule, Tiyar al Tahadi, auquel appartient le jeune Kafifi, tout juste sorti de prison. Une poignée, divisée, mais qu’à cela ne tienne: « il y a cent ans les bolcheviques [les révolutionnaires russes de 1917, parmi lesquels Trotski, ndlr] étaient une poignée. Et ils ont changé le monde » sourit un militant.

 

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