Jacques Ould Aoudia: “Le Maroc possède une culture du compromis”

Fin connaisseur du monde arabe, Jacques Ould Aoudia porte un regard aiguisé sur l’actualité marocaine. Il nous livre son point de vue sur les soubresauts qui ont secoué le pays après la mort de Mouhcine Fikri, mais surtout sa théorie sur les modèles de développement.

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Chercheur en économie politique du développement et ancien fonctionnaire français, Jacques Ould Aoudia est passionné par les trajectoires des pays émergents, prisme par lequel il appréhende le Maroc. Ses théories s’éloignent des sentiers battus. Pour lui, il n’y a rien de bon à attendre de modèles que certains experts présentent comme transposables dans tous les pays du Tiers-Monde. Ce fin connaisseur du monde arabe, de la Turquie et de l’Asie du Sud-Est s’évertue à défendre les compromis sociaux et les démarches endogènes. De père algérien et de mère française, le chercheur a coupé les liens avec son pays natal, et c’est entre Marrakech et la France qu’il a choisi de s’établir. Le regard qu’il porte sur le royaume n’est empreint d’aucun orientalisme et apporte un éclairage peu commun sur le contexte marocain.

Al Hoceïma a connu un tragique événement avec la mort de Mouhcine Fikri. Des manifestations massives ont suivi dans tout le pays. Quelle analyse faites-vous de cette actualité ?

J’essaye de ne pas réagir à chaud. J’inscris ce que j’ai entendu dans un moment de désarroi de la jeunesse, qui touche d’ailleurs les deux rives de la Méditerranée. Bien sûr le Maroc est aussi concerné. Les jeunes d’aujourd’hui ont des capacités nouvelles, mais pas d’opportunités pour les mettre en œuvre. On sous-estime énormément la rupture anthropologique gigantesque par rapport à il y a 30 ans, où une très faible partie de la population était instruite, et avait une voix pour être capable de s’exprimer. Au moment de l’indépendance du Maroc, 451 personnes avaient le niveau bac. Désormais, chaque année, des centaines de milliers de jeunes Marocains atteignent ce niveau, avec des appétits légitimes de s’engager, de produire, de travailler. Est-ce que ces désirs appuyés sur des compétences nouvelles que l’extension de l’éducation leur a offertes rencontrent des opportunités ? Pas pour la plus grande partie d’entre eux, ce qui crée des frustrations sociales fortes. Malgré ses défaillances qualitatives, l’école a créé une masse de personnes instruites, ce qui fait reculer ce que Mohamed Tozy nomme “la culture de la soumission”. Tout cela signe l’émergence de l’individu et des libertés individuelles.

C’est plutôt une bonne chose…

Oui, mais il y a un autre phénomène qui vient contrebalancer cette émergence. L’individu n’est pas entier, il est incomplet. Pourquoi ? Parce que l’acquisition de la liberté individuelle ne s’est pas accompagnée de l’apprentissage de la responsabilité individuelle, et donc des comportements asociaux se développent. On sort, on possède une moto, un téléphone, Internet, etc. Il y a une sensation de liberté, mais la transmission de cette responsabilité où l’on gère sa liberté avec un contrôle, un regard sur soi et sur les autres n’a pas été faite. Le divorce entre ces libertés nouvelles tout à fait importantes et l’individu qui émerge au Maroc, sans l’apprentissage des responsabilités, est terrible. Cela crée des êtres en déséquilibre, sensibles à tous les dérapages, y compris les plus violents, comme les appels au jihad. C’est porté par un système éducatif encore prisonnier d’un schéma ancien de soumission à l’autorité, idem pour la famille. On est dans une phase de transition très difficile pour les sociétés du Sud, et c’est visible au Maroc. Dans l’espace public, on observe le comportement de certains jeunes très éloignés du vivre ensemble.

Les récentes manifestations, justement, se sont déroulées sans heurts ni violence. Comment l’expliquer ?

Dans le monde arabe, le Maroc fait partie des pays où le divorce entre les libertés et la responsabilité est le mieux vécu parce qu’il y a quand même une culture du compromis. Tout le fond du problème est là. Sommes-nous capables de compromis ? Ou reste-t-on dans une opposition frontale qui fait que je prends tout et ne te laisse rien, et si je perds tu me prends tout ? C’est ce qui s’est passé en Égypte : Morsi a voulu tout prendre et il a tout perdu, et Al Sissi qui lui a succédé a tout pris et n’a pas fait de compromis. Le résultat ? Une violence qui ne se tarit pas. On ne peut pas stabiliser des sociétés en pensant qu’une partie de la société va écraser l’autre, en refusant le compromis. Or le Maroc, non seulement grâce à son système politique, mais aussi par sa formation sociale et sa culture, comprend une certaine acceptation du compromis. C’est une richesse fabuleuse.

Vous avez une vision non conventionnelle du développement, vous dites qu’il ne serait pas forcément lié à la bonne gouvernance ou à la lutte contre la corruption. Qu’est-ce qui fait selon vous qu’un pays se développe ?

Je vais faire un détour par la Chine. Le développement y a été le plus fort, le plus impétueux, dans un pays grand comme quarante fois le Maroc, alors même qu’il a un “niveau de corruption”, tel que mesuré par les indicateurs internationaux, très élevé. L’explication apportée aussi bien par les gens proches du régime et contre ce dernier est qu’il y a eu un changement énorme dans l’imaginaire social dominant du peuple. Jusqu’à la révolution communiste, une mince fraction de la population avait accès au savoir, et c’est au sein de cette population que les fonctionnaires étaient recrutés au mérite. Avec Mao, le déclencheur a été quand tout le monde a pu accéder au savoir. Ce qui fait qu’un pays se développe, c’est un changement majeur dans l’imaginaire collectif.

Quel peut être ce changement pour un pays comme le Maroc ?

Le basculement doit se faire, selon moi, sur la notion du travail. Est-ce que c’est une humiliation, une punition, quelque chose de dégradant ? Ou bien est-ce que c’est par le travail que l’on se réalise et qu’on se valorise ? Bien sûr que si l’on s’enrichit plus par la corruption, que moi je qualifie de prédation, c’est-à-dire par son statut, par sa proximité avec un pouvoir, plutôt que par le travail, on reste alors dans un schéma qui n’est pas celui du développement. Quand on s’enrichit par le travail, c’est là que ça bascule du bon côté. Personne ne peut le décider, ce n’est pas une politique publique qui va le décréter. En revanche, il y a des politiques publiques qui peuvent favoriser l’inverse.

Lesquelles par exemple ?

Toutes les tolérances par rapport à la prédation, où on s’enrichit par d’autres moyens, y compris légaux, posent problème. Le fait que le foncier ait beaucoup augmenté dans les zones périurbaines par exemple, que les gens se soient enrichis de manière phénoménale, va gravement à l’encontre du développement car cela renforce, dans l’imaginaire collectif, l’idée que l’on peut s’enrichir autrement que par le travail, l’innovation, l’effort personnel. Il y a des actions qui pourraient freiner ce type d’enrichissement et valoriser l’enrichissement par l’effort, l’innovation, la créativité…

Vous faites une distinction importante entre “petite et grande corruptions”. Pouvez-vous expliciter ces concepts ?

Dans la petite corruption, il y en a un qui gagne, c’est celui qui reçoit l’argent, et un autre qui perd, celui qui le donne. C’est par exemple le médecin qui exige de l’argent pour réaliser une opération, le gendarme, etc. Dans la grande corruption, les deux parties gagnent : celui qui reçoit de l’argent pour donner un marché, et celui qui remporte ce marché. Les deux types de corruption sont difficiles à éradiquer : la première est extrêmement répandue, la norme sociale finit par la tolérer, on s’y fait même si on râle. La grande corruption est moins visible, plus subtile, et, surtout, elle prend des chemins de plus en plus sophistiqués. Elle touche des acteurs politiques et administratifs qui traitent non pas avec des individus, mais avec des entreprises. Tellement sophistiquée qu’on se débrouille pour légaliser cette prédation. Un exemple frappant est celui de la grande finance internationale. Après la crise financière que les banques ont déclenchée, elles se sont enrichies parce qu’elles ont freiné toute tentative de régulation et orienté les lois dans un sens qui continue de les avantager. C’est littéralement une “capture de l’État” par les grands acteurs privés. C’est le sommet de l’horreur pour moi, parce que ce sont des prédateurs qui volent en toute légalité. Les lois ont été faites par eux, à leur avantage. C’est un phénomène qui vient du Nord.

Le PJD au Maroc avait mené campagne en 2011 sur le thème de la lutte contre la corruption. Pensez-vous que ce soit une promesse tenable ?

Il n’y a pas de baguette magique, il y a une culture à modifier. Cela suppose un ensemble de faisceaux qui convergent : les médias, les syndicats, les partis politiques, les universitaires, etc. Il y a un travail à faire pour décortiquer le phénomène, sans agiter la culpabilité. Et il faut aussi des exemples positifs qui viennent d’en haut. Enfin, la lutte contre la corruption est indexée à la force de la classe moyenne salariée. C’est elle qui a l’intérêt le plus évident à ce que cette prédation s’arrête, car elle ne se réalise et accède aux responsabilités que par le travail.

Vous avez développé une théorie qui invite les pays à concevoir leur propre modèle de développement. Pourquoi est-ce important ?

Le développement, c’est un changement, une rupture, et c’est violent. C’est douloureux pour certaines couches sociales qui abandonnent leur fonctionnement. On abandonne quelque chose de sûr pour autre chose d’incertain. Pour que le développement soit accepté par la population, il faut qu’elle sente que les impulsions et les orientations sont portées par des personnes légitimes, c’est-à-dire de l’intérieur. Il ne s’agit pas de nier la relation à l’autre, au Nord, mais de savoir dans quelle condition la relation au Nord peut être profitable à une société donnée. C’est ce que j’appelle le développement endogène.

Le Maroc a-t-il esquissé un modèle qui emprunte cette voie ?

Il a une propre stratégie de développement, avec comme chapeau politique la nouvelle Constitution. La volonté d’une politique endogène est réelle. Il y a les plans sectoriels, il y a des infrastructures. Ce qui manque dans cet édifice c’est comment entraîner toute la population sans laisser des pans à la marge. La question de l’exclusion/inclusion reste entière. C’est la plus difficile. Mais des pays comme la Corée du Sud, par exemple, ont réussi à amorcer le développement en entraînant toute la société. C’est après l’amorce du développement que les inégalités se sont développées.

Comment expliquer la reconduction des islamistes dans un contexte social marocain difficile ?

Il y a un immense basculement dans tout le monde de culture musulmane, de l’imaginaire social du côté de la religion. Cette islamisation générale est d’ailleurs souvent déniée par les forces traditionnelles sécularisées. Les élites occidentalisées, de l’Égypte au Maroc, ont utilisé leur maîtrise des langues étrangères plus pour se distinguer et s’élever dans la société que pour développer leur pays. Ce n’est pas agréable à entendre. La question est : qu’est-ce qu’on a raté par rapport à l’Asie du Sud-Est où toute la population a été entraînée ? Même si les inégalités se creusent aujourd’hui dans ces pays, le développement s’est fait de manière inclusive. Le mépris terrible pour la religion se paye cher. Le raidissement de l’AKP par exemple vient de là. L’armée a enchaîné les coups d’État contre les islamistes pendant 40 ans pour maintenir un État séculier. Aujourd’hui, Erdogan l’a sous contrôle et il est pris dans une dérive autoritaire terrible. Il est dans un schéma de revanche qui lui a été servi sur un plateau d’argent par la tentative de coup d’État de juillet dernier.

Pourtant, en 2012, vous écriviez que le modèle turc était le plus intéressant dans son intégration politique des islamistes. Qu’en est-il aujourd’hui ?

On a tous rêvé de l’expérience turque. Un compromis qui rassemblait le meilleur des avancées de ce pays depuis la révolution de 1923, avec une intégration pacifique des islamistes et une Turquie qui rayonnait sur le plan international. Moi aussi j’étais dans cette illusion jusqu’en 2012, où on a vu pointer les premières dérives autoritaires. Il y a une demande d’ordre et de stabilité d’une grande partie de la société turque dans une région extrêmement agitée. Ce que je perçois touche aussi le Maroc. La modernité a été très brutale et violente et a manqué de passeurs de modernité. Des personnes qui trient les apports incontestables de la modernité et qui tiennent compte de l’histoire longue de la société. La transposition de la laïcité, surtout à la française, c’est-à-dire perçue comme anti-religieuse, dans les sociétés de culture musulmane est une absurdité totale.

Pensez-vous que les islamistes du PJD peuvent évoluer comme les démocrates-chrétiens en Europe ?

Les modèles politiques européens sont en panne. La faiblesse des partis politiques historiques, comme ceux de la Koutla, va aussi dans ce sens : ils ont perdu leurs capacités à exprimer les intérêts et les aspirations des populations. Ces outils ont été créés à la fin du 19e siècle par la modernité occidentale triomphante, mais ils sont épuisés et il n’y a pas de renouvellement. Le rapprochement entre le PJD et les démocrates-chrétiens en Allemagne ou en Italie peut avoir du sens, mais je ne vois pas quel est l’intérêt. C’est bien de dire qu’il y a des partis qui se réclament de la religion, qui ont existé dans des démocraties, mais ça ne peut pas aller très loin.

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