Ta vie en l'air. Saad Lamjarred n'est pas Dreyfus

Il est quinze heures. Ton téléphone sonne, c’est Zee. “Alors il y a des nouvelles ? Ça en est où ?”. Tu n’es pas plus informée que les autres, peut-être un peu plus accro aux réseaux sociaux, mais tu n’es dans aucun secret d’aucun dieu. Mais là c’est le buzz de l’année, les internautes sont en surchauffe, tout le monde veut savoir où en est cette histoire. La star de la pop est derrière les barreaux ! Et tout le monde autour de toi a quelque chose à dire ou quelque chose à penser de cette histoire. Toi, tu ne sais pas ce qu’il s’est passé. Tu n’étais pas dans cette chambre. Et d’ailleurs, aucune des personnes qui commentent cette histoire n’y était.

Mais ce qui est formidable dans ce pays, c’est qu’il y a trente-trois millions d’entraîneurs de foot et trente-trois millions de designers de logo, et cette semaine tu découvres qu’il y a trente-trois millions de juristes. Les forces vives de la nation ! Mais là, c’est tout de même fou de voir autant de gens qui seraient prêts à mettre leur main au feu pour prouver l’innocence d’un type soupçonné de “viol aggravé et violences volontaires aggravées”. Toi, tu crois viscéralement à la présomption d’innocence. Tu ne vois d’ailleurs pas comment on peut condamner les gens a priori. “Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable…”, c’est bien ça la fameuse Déclaration universelle des droits de l’homme ? Tu crois surtout que c’est à la justice de faire son travail. Tu as du mal à comprendre comment on peut s’enflammer à ce point sans connaître rien des tenants et des aboutissants. Ce n’est pas l’affaire Dreyfus, il ne faut pas déconner ! Et puis, la solidarité nationale c’est bien joli, mais ça peut vite frôler l’aveuglement. Tu te demandes par quel raisonnement absurde on a pu en arriver à parler de complot, de main invisible, de pays jaloux. Et depuis quand un chanteur aussi belle gueule soit-il est le symbole de l’identité nationale ? Le patriotisme doit bien avoir des raisons que la raison ignore et que ta logique ne comprend pas toujours. Mais toi, ce qui te choque le plus, ce qui te met hors de toi, c’est tous ces gens qui disent “mais la fille savait ce qu’elle faisait”, “elle était consentante”. C’est sans doute vrai. Et comme tu n’as pas peur des mots, tu dis qu’elle avait peut-être même très envie de coucher avec lui. Et alors ? La fille peut avoir envie et changer d’avis, ce n’est pas une salope qui mérite des coups pour autant. Si cette fille s’est retrouvée dans les couloirs d’un hôtel avec des marques de coups, il a dû se passer un truc. Et contrairement à ce qu’a pu raconter un avocat, non, ce qu’il s’est passé dans cette chambre n’est pas “un fait normal entre deux adultes consentants”.

Et puis, quoi qu’il en soit, le désir ne peut en aucun cas être considéré comme un permis de violer, de frapper. Ce qui te rend triste, c’est qu’il y a sans doute plein d’histoires comme ça. Juste des samedis soir sur la terre d’une banalité affligeante. Une jolie fille, un beau garçon, quelques regards et quelques verres. Deux corps qui se désirent. Mais tout peut basculer. Le garçon devient violent, la fille ne veut plus, elle se prend des coups, ou bien pire. Mais, bien souvent, on ne prête pas attention à ses larmes, à sa douleur et à ses marques. “Elle savait ce qu’elle faisait.” Et c’est peut-être pour ça que le viol conjugal n’est pas encore reconnu dans le plus beau pays du monde. Sous prétexte que la femme a dit oui “pour le meilleur et pour le pire”, comme on dit ailleurs, elle doit se soumettre au devoir conjugal ? Elle aussi était consentante le premier jour, le jour de ses noces, mais personne ne sait quel cauchemar elle a pu vivre, en quel monstre a pu se transformer son prince charmant.

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