Discussion avec Sofia Amara, grand reporter en Syrie

La journaliste franco-marocaine Sofia Amara couvre l'actualité du Proche-Orient et les conflits qui rongent la région depuis 1999. Telquel.ma l'a interrogée sur son travail de grand reporter.

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Sofia Amara, dans le camp de réfugiés palestiniens de Nahr al Bared, au Liban-nord, occupé par les terroristes de Fath al Islam en 2007.

Sofia Amara apparaît au générique du « Studio de la terreur », documentaire français récemment diffusé sur Canal Plus, consacré à la propagande de l’État islamique et ses studios de cinéma. Pour ce reportage, elle n’a fait « que » son travail d’enquêtrice, comme elle l’explique simplement. C’est que, la Franco-Marocaine est tellement habituée au terrain, qu’on dirait, quand on l’écoute, que ses rencontres avec les membres de Daech et ses déplacements en Syrie sont presque banals. La grand reporter se retrouve souvent derrière la caméra puisqu’elle réalise elle-même ses reportages et documentaires. Nous l’avons interrogée sur les difficultés de couvrir le conflit syrien alors même que le régime fait tout pour imposer une omerta médiatique à son sujet.

Telquel.ma. Quel a été votre rôle dans la réalisation du Studio de la terreur ?

Sofia Amara. La réalisation est d’Alexis Marant, donc il est mieux placé que moi pour parler du documentaire. Je n’ai fait que jouer mon rôle d’enquêtrice, avec tous les contacts que j’ai accumulés au cours de 17 années de travail dans la région. Mon but était de trouver des personnages, des pistes. Ce fut un travail de longue haleine, qui a duré autour d’un an.

Il ne s’agit pas d’un sujet comme les autres. Quelles difficultés avez-vous rencontrées ?

Tout travail comporte des difficultés, mais il est vrai que quand vous avez à faire à un sujet qui se rapporte à Daech, c’est tout de suite compliqué parce que les gens ont peur de parler, d’autant plus les personnes qui sont liées à cette organisation terroriste. Nous avons donc très peu de moyens, mais il faut trouver des solutions, pour vérifier les dires des uns et des autres, pour que l’information soit valable.

 

Le documentaire évoque le cas d’Européens et d’Américains travaillant dans cette industrie de propagande de Daech. Avez-vous remarqué des Marocains ?

À ma connaissance, nous n’avons pas identifié de Marocains dans ces studios. D’ailleurs, j’ai travaillé sur pas mal de dossiers qui traitent de près ou de loin Daech, mais j’ai peu d’informations sur le profil des Marocains et leur fonction dans l’organisation. Il est vrai qu’il y a bien eu Abu Hajer, aujourd’hui en prison au Maroc et avec qui le Washington Post a pu parler, et qui faisait partie de l’équipe de propagande, mais quand nous avons voulu le rencontrer, les autorités marocaines ont très peu collaboré avec nous, et n’ont pas voulu nous faciliter l’accès à cette personne.

Le documentaire évoque rapidement le rôle des enfants soldats dans l’organisation. Que savons-nous des enfants de Daech ?

Les enfants sont happés par l’organisation terroriste. Jusqu’à l’année dernière (aujourd’hui l’organisation est sérieusement endommagée), il y a eu une généralisation de l’endoctrinement. La campagne d’éducation, comme ils la nomment, ne concerne plus seulement les enfants kidnappés (chrétiens et yézidis majoritairement), mais tous les enfants. Les orphelins sont évidemment les plus faibles et les plus vulnérables. On les appelle les enfants des mosquées : ils ont tout perdu et dorment dans les mosquées.
En ce qui concerne les enfants soldats, plusieurs raisons expliquent le fait que leurs familles les laissent partir. Déjà, le facteur économique : elles reçoivent des paniers alimentaires quand elles envoient un enfant au combat. D’autres, le font pas conviction, certaines par peur, ou encore parce qu’elles se disent que de toute façon, ils ne vont pas à l’école alors autant qu’ils soient dans des structures solides avec une chance de rester en vie. Donc les enfants des locaux partent eux aussi.

À partir de quel âge partent-ils au combat ?

Tout dépend des besoins du moment : à partir de 8, 9 ou 10 ans. Ce qu’il ressort des témoignages recueillis en Irak et en Syrie est qu’on les utilise en dernier recours, puisque pour eux, la première bataille est souvent la dernière. Alors, on les utilise pour faire le café, apporter les munitions ou… comme banque de sang.

Revenons cinq ans en arrière. Vous avez passé beaucoup de temps avec l’armée syrienne libre. De vos trois ans d’enquête, vous avez fait un livre, Infiltrée dans l’enfer syrien*. Comment avez-vous fait pour gagner leur confiance ?

Comme tout journaliste qui va sur le terrain, j’ai eu des accès grâce à la confiance que j’ai gagnée. J’ai pu les approcher principalement grâce aux activistes de Homs et Rastan. Ils m’ont permis de rencontrer des déserteurs de l’armée de Bachar El Assad, certains ont dû faire de la prison pour m’avoir parlé. J’ai été reçue de la façon la plus admirable qui soit. À aucun moment ils n’ont essayé de diriger mon travail.

Au Liban, Sofia Amara en tournage de fiction avec le réalisateur français Bruno Dumont (film : Hadewijch).
Au Liban, Sofia Amara en tournage de fiction avec le réalisateur français Bruno Dumont (film : Hadewijch).

Certains médias en ligne dits « alternatifs » vous ont reproché un manque d’impartialité vis-à-vis des rebelles. Que leur répondez-vous ?

Ce sont des sites négationnistes donc je ne leur réponds pas. Dès mon premier documentaire sur la Syrie, j’ai été inscrite sur la liste des personnes recherchées par l’armée de l’air syrienne pour « sionisme, salafisme et agent français ». J’ai donc dû y retourner de manière clandestine par la suite.
J’ai retrouvé dans un camp de réfugiés à Tripoli un soldat libre, qui avait le titre d’officier et qui est maintenant réfugié à Caen, en France. Il n’avait pas encore fait désertion quand je battais la campagne syrienne à la recherche de rebelles. Et il m’a raconté : « J’avais reçu moi-même l’ordre de t’attraper morte ou vivante. Je priais pour que ce soit moi qui tombe sur toi et pas un autre ».

Voyez-vous une issue à ce conflit ?

Je suis très très pessimiste. Je suis ulcérée de voir ce pays tomber dans le chaos. Ulcérée de voir comment la communauté internationale (à l’exception de la France, mais, elle ne pouvait pas partir toute seule) s’est déculottée devant ce monstre de Poutine. Nous sommes dans un monde bipolaire, mais face à la Russie il n’y a personne. Je suis ulcérée de l’inaction des Américains. Nous allons payer très cher le prix de ce qu’il se passe aujourd’hui. À présent, le conflit dépasse la région. Certains maintiennent l’idée de se ranger du côté de Bachar El Assad pour combattre l’État islamique. Mais le dictateur doit tomber d’abord.

Vidéo du reportage de Sofia Amara diffusé sur Canal Plus le 26 septembre sur les chrétiens libanais menacés par Daech :

* Infiltrée dans l’enfer Syrien – Du Printemps de Damas à l’Etat islamique, Sofia Amara, Editions Stock, 260 pages, 2014.

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