Éditorial. L’âge de pierre

Par Aicha Akalay

Ils font de grands mariages et les plus belles voitures qui sillonnent nos routes leur appartiennent. En multipliant les courbettes, ils ont réussi à préserver leurs privilèges. Eux, ce sont les mastodontes de l’immobilier au Maroc, qui investissent à tour de bras dans le foncier, souvent avec de l’argent qui n’est pas à eux. Ils empruntent, donc, pour acquérir des terrains, quitte à se mettre en difficulté et à faire peser un risque sur le système bancaire national. Ils se pensent patriotes. À les entendre, c’est grâce à eux que des centaines de milliers de Marocains ont accès à la propriété.

L’histoire est plus compliquée. Car avant la Loi de Finances 2010 qui leur avait accordé d’importants cadeaux fiscaux, dont une exonération totale sur le segment social, ces grands bâtisseurs ne construisaient pas assez de logements à bas coût. Depuis l’exonération, ils le font. Par amour du pays. Et les 30% de marge sur ce segment ne font qu’attiser leur flamme patriotique. 22% des dépenses fiscales (c’est-à-dire le manque à gagner au niveau des recettes fiscales) bénéficient aujourd’hui à l’immobilier. Cela représente plus de 7 milliards de dirhams par an. Pour le segment destiné à la classe moyenne, il n’y a pas autant d’incitations fiscales. Alors, au Maroc, on ne construit pas suffisamment de logements intermédiaires. Il faudrait accorder des exonérations, encore. Heureusement, le ministre de tutelle, Nabil Benabdallah, s’y refuse.

Il est vrai que s’en prendre aux promoteurs immobiliers est devenu une seconde nature pour les Marocains. Trop riches, pas assez regardants sur la qualité de leurs logements, ils ne sont pas appréciés. Mais cette haine facile manque sa cible. Les vrais responsables sont ailleurs. De fait, la politique publique des gouvernements successifs favorise la spéculation immobilière au détriment de l’industrie. Un promoteur immobilier est d’abord un investisseur qui répond à une logique rationnelle. Entre investir dans un secteur exonéré d’impôts, présentant peu de risques sociaux, avec d’importantes marges, et l’industrie par exemple, où l’imposition est conséquente, les syndicats très actifs et les marges très faibles, plafonnant à 10%, le choix est évident. Nos politiques, comme Frankenstein, ont créé un monstre, c’est donc aux premiers qu’il faut demander des comptes.

Ce choix politique est-il efficace ? Oui, répondront les optimistes. D’un point de vue social, le besoin en logement des couches les plus défavorisées a été pourvu, ce qui a permis de réduire les ceintures de bidonvilles dans les centres urbains. D’un point de vue économique, c’est un désastre. Le segment de l’immobilier résidentiel ne génère pas d’externalités économiques positives. Un immeuble ne produit rien et n’emploie aucune main-d’œuvre. Par opposition à une usine, qui continue après construction et durant toute son exploitation à générer de l’emploi.

Tout cela, les patrons le dénoncent, mais à mots couverts ou dans le confort discret de leurs bureaux. Car la décision vient “d’en haut”, comme l’a concédé, il y a quelques années, le ministre en charge de cette réforme fiscale. Entre la frilosité des hommes d’affaires et la lâcheté des responsables publics, la macroéconomie sort grande perdante. Aucun argument économique sérieux ne justifie ces cadeaux fiscaux valables jusqu’en 2020. Que faut-il faire alors ? Les annuler ? Taxer lourdement l’immobilier ? Détourner les investisseurs de ce secteur au profit de l’industrie ? Oui, et le plus vite possible. Voilà un geste politique fort que nous attendons “d’en haut”.