À contre-courant. “Du Golfe à l’Atlantique”

Par Omar Saghi

Peut-on faire l’unité par la périphérie ? Par exemple, l’Union européenne en commençant par l’Espagne et la Pologne avant l’intégration éventuelle de la France et de l’Allemagne ? Le monde arabe est-il en train de faire son unité par ses marges ? Économiquement et stratégiquement, sur le théâtre des opérations et dans les médias, l’axe Rabat-Conseil des pays du Golfe n’est plus une option parmi d’autres, mais l’ossature d’un nouveau réalignement arabe qui est parti pour durer une ou deux décennies. Un réalignement régional avec un centre républicain déliquescent, et des marges monarchiques économiquement libérales, et politiquement semi-ouvertes (Jordanie, Maroc, Koweït et Bahreïn) ou traditionnelles et autoritaires (Émirats, Qatar, Arabie…).

Pour tout connaisseur, même superficiel, de l’histoire politique du monde arabe moderne, l’ironie est frappante. L’expression “du Golfe à l’Atlantique”, forgée par les panarabistes il y a plus d’un siècle, renvoyait à une vision extensive de la notion d’arabité. Le cœur du monde arabe était, et reste toujours, l’Égypte et la grande Syrie, avec leur marge proche, Mésopotamie, Yémen et Hedjaz. C’est là que les nationalistes arabes cherchaient leur “État pivot”, leur Prusse autour de laquelle se ferait l’unité politique arabe. L’Irak, la Syrie, l’Égypte ? Les candidats n’étaient pas très nombreux. Quant au “Golfe” ou à “l’Atlantique”, c’est par jacobinisme assimilationniste que les panarabistes octroyèrent, généreusement, le statut d’arabité au Golfe semi-indien, et au Maghreb semi-berbère. À ces marges, ici des émirats maritimes pauvres et tournés vers l’Inde, là des colonies françaises peuplées de Berbères, les nationalistes du Caire, de Damas et de Bagdad décidèrent d’apporter la civilisation.

Un siècle plus tard, on voit toute l’ironie monstrueuse de ce réalignement : désormais, le peu de stabilité dans le monde arabe vient précisément de ces zones longtemps considérées comme à peine arabes, et en tout cas trop arriérées pour prétendre à un quelconque rôle.

Je ne sais pas si les têtes couronnées rassemblées à Riyad se sont souvenues de la morgue des présidents à képi envers les monarchies. Cette condescendance des républiques autoritaires envers les trônes, c’était aussi l’arrogance du centre arabe envers ses marges. Les marges ont gagné. Quelle conclusion en tirer ? La conclusion modeste, c’est la naissance d’une architecture géopolitique inédite, où des piliers latéraux soutiendraient le trou noir central. La conclusion métahistorique, c’est que le monde arabe lui-même ne fut qu’un mirage géopolitique, né avec Mohammed Ali. La condition de son incarnation, c’était la stabilisation d’un pôle de puissance central égypto-syrien. Mohammed Ali a échoué, Nasser a échoué, le Baas a échoué.

La région, graduellement, revient à sa condition historique : elle est toujours contrôlée par un empire extérieur, hier ottoman, perse ou britannique, aujourd’hui turc, israélien, iranien ou américain. Le Golfe, longtemps périphérique à la région, un Golfe plus musulman qu’arabe en vérité, cherche à s’imposer dans la mesure même où il est une puissance extérieure au cœur syro-égyptien. Le Maroc, dans cette optique, a sa place dans l’alliance précisément parce qu’il est à peine arabe. C’est en tant que puissance islamo-berbère, peu contaminée par le républicanisme arabiste, qu’il est invité par le CCG, cercle de puissances islamo-asiatiques. Pour que le Maroc ne s’embourbe pas dans une scène historique brumeuse, son identité monarchique islamo-berbère doit être rappelée.