Ta vie en l'air. En terrain connu

Par Fatym Layachi

Mercredi, une de tes collègues, dont tu adores les sacs à main et qui te complimente régulièrement sur tes chaussures, te propose d’aller boire un verre. L’idée te semble absolument parfaite. Quoi de mieux pour ponctuer la semaine qu’un moment de légèreté entre tberguig et cocktail? Vous décidez d’essayer ce nouvel endroit dont Zee t’a parlé, ouvert par un pote de son beau-frère. Tu remets une couche de rouge à lèvres, réajustes ton chemisier et te sens prête pour aller découvrir ce nouvel endroit. Enfin, « découvrir », le terme est un peu fort. Toi, tu ne découvres jamais vraiment rien. Tu ne vas que dans des lieux dont on te parle, dont tu peux clairement identifier le propriétaire et qui sont dans des quartiers que tu connais parfaitement. Jamais, en remarquant une nouvelle enseigne, tu ne prendrais le risque d’y entrer. Quelle idée saugrenue! Tu n’es pas exactement une aventurière. Tu ne vas jamais en terrain inconnu.

D’ailleurs, on s’habille comment en terrain inconnu? Tu n’en sais absolument rien. Et toi, quand tu ne sais pas, tu t’abstiens. Et c’est comme ça dans tous les domaines. Tu ne découvres jamais totalement un lieu, ni une personne, ni même une saveur. Si tu aimes autant les briouate au foie gras, ce n’est pas parce que tu es une virtuose du mariage entre tradition et modernité ou une avant-gardiste gustative. Absolument pas! Si tu y as goûté, c’est parce qu’il y en a partout autour de toi, chez ta mère, chez tes tantes et dans toutes les maisons où tu es invitée à dîner. Tu suis les tendances, même quand il s’agit de bouffe.

Enfin bref, ce nouveau resto est donc dans une ruelle qui donne sur un boulevard dont tu connais toutes les boutiques. La rue est très embouteillée, mais heureusement il y a un voiturier. Tu te sens donc rassurée et presque familière de l’endroit. Tu ne vas tout de même pas te retrouver à errer, la nuit et en talons. D’ailleurs, tu ne marches pas dans les rues. Du moins pas ici. Pourtant, c’est ton activité favorite dès que tu es à l’étranger. Mais ici tu ne l’envisages même pas. Ici, tu vis en circuit fermé. L’espace public ne t’appartient pas. Tu vis ici. Tu es d’ici. Ta vie est ici. Et pourtant, tu as l’impression d’évoluer dans un espace-temps autre. Tu arpentes la vie telle l’héroïne d’un roman qui n’intéresserait personne à part son auteur. C’est un peu comme si tu vivais dans un petit aquarium doré qui lui-même flotterait dans une sorte de bulle totalement hermétique.

Où que tu ailles, tu croises forcément des visages familiers. Et si tu n’en vois pas, tu en conclus que l’endroit est étrangement fréquenté. Oui, tu es simpliste. Et non, tu n’aimes pas trop la nouveauté et les surprises. Par exemple, il serait absolument impensable que tu épouses un mec dont les parents ne soient pas géo-localisables socialement. Ou alors c’est que le mec en question est un étranger. Et toute ta vie, tu tenteras de reproduire jusqu’à l’épuisement ce que tes parents t’ont transmis comme codes et principes. A bien y regarder, tu possèdes tout du mode de vie de tes ancêtres, mais tout cela finira forcément par s’étioler, comme toutes les choses qui ne se renouvellent pas. Parce que, bien entendu, à cause des œillères que tu gardes volontiers, jamais tu ne te rendras compte que le monde change autour de toi. Et que tu risques de t’asphyxier et de pourrir sur ton îlot sans oxygène.