A contre-courant. Haram ou illégal?

Par Omar Saghi

Frauder les impôts est non autorisé. Dire du mal des gens non plus. Les autorités d’où émane l’interdiction diffèrent, en qualité et en principes. Le premier interdit découle du code fiscal, le second de la morale.

La transgression du premier interdit est sanctionnée par une amende, celle du second ne l’est que par la réprobation générale et peut-être par sa propre conscience. Cette double liste peut être étoffée. Payer ses charges de copropriété et donner à manger au passant qui a faim, s’arrêter à un feu rouge et aider un aveugle à traverser la route… Il existe des impératifs venant de l’État, et il en existe d’autres qui proviennent de la morale universelle. Les deux ordres sont très rarement en contradiction, et au sommet, complètement confondus: voler ou tuer sont, par exemple, interdits par la loi et la morale. Mais bien que convergents, les deux ordres sont clairement distincts. La justice reconnaît le légal et l’illégal, la morale le bien et le mal. Ces deux couples sont superposables, mais pas totalement.

Cette distinction entre l’ordre juridique et l’ordre moral n’existait pas dans les sociétés monothéistes traditionnelles. Ce qui était illégal était aussi immoral. Un délit était aussi un péché religieux. Et inversement, un péché s’assimilait à un illégalisme social. Bref, le couple légal/illégal se superposait au couple halal/haram.

La modernisation est passée par là. Le droit positif s’est mélangé, sans complètement remplacer l’ancienne structure juridico-théologique. Pour le vol ou le meurtre, l’affaire est entendue, le haram est ici confondu avec l’illégal (seul le châtiment pose parfois problème dans les régimes dits islamiques: faut-il appliquer les hudud de la Charia ou le droit pénal positif?) Mais pour le reste, boire du vin est plutôt haram, mais que dit le code civil? Brûler un feu rouge est plutôt illégal, mais que dit la religion?

On est là au cœur des contradictions des collectivités arabo-islamiques. L’introduction du droit positif n’a ni remplacé le droit divin, ni produit une synthèse viable. Nos comportements se retrouvent dès lors faits d’une imbrication de fidélités. Certains citoyens, très rares, obéissent aux deux codes: ils accomplissent les cinq prières de Dieu et marquent tous les stops de la municipalité. Mais la plupart tiennent du compatriote-type, qui brûle les feux rouges pour arriver à l’heure pour la rupture du jeûne, qui fraude le fisc et paye la zakat, qui jette ses ordures par la fenêtre et accomplit ses ablutions rituelles à l’orteil près.

On remarquera que ce malaise dans la société musulmane moderne ne concerne pas les crimes qui ont contre eux le haram de Dieu et l’illégal de l’État. À titre d’exemple, le meurtre ou l’inceste, condamnés par les deux sources juridico-morales, restent plutôt rares. Non, c’est là où l’écart est maximal, dans les impératifs et les réglementations, que l’anarchie se donne à cœur joie.

Il a fallu à l’Occident presque mille ans pour accomplir une énorme translation: faire passer les instances du jugement, du châtiment et du salut de Dieu à l’État. Pour le meilleur: la fondation de sociétés sécularisées. Et pour le pire: les totalitarismes du XXe siècle ont fait de l’État une nouvelle divinité.

Là où cette translation (de Dieu à l’État moderne) ne s’est pas encore faite, la solution serait plutôt à chercher dans le rétablissement, pacifié et tolérant, d’une nouvelle équivalence entre le haram et l’illégal, et entre le bien éthique et l’ordre juridique.