Une économie “ordellienne”

Par Omar Saghi

Un ami m’a récemment introduit à la notion d’économie “ordellienne”. Alors que le dernier film de Quentin Tarantino sort sur les écrans, et que le Maroc s’échine à croître et ne comprend pas pourquoi son taux de croissance reste désespérément bas, j’ai pensé qu’il était temps de partager ses réflexions ciné-économiques avec vous. Ordell Robie est un personnage du film de Quentin Tarantino, Jackie Brown (1997), campé par Samuel L. Jackson. Ordell est un trafiquant d’armes. Plus largement, il est un gangster : meurtre, chantage, corruption, il maîtrise tout l’attirail du hors-la-loi. À un niveau d’analyse encore plus générique, disons qu’Ordell est un “big man”. Il fait la loi, aide ses proches et ses moins proches, menace et négocie, redistribue… Son énergie, son temps et ses efforts sont déterminés par cette vocation à gagner de l’argent et à le redistribuer.

Mais ce qui fait la particularité de cette économie “ordellienne”, ce ne sont pas l’illégalité, la violence ou tout autre caractéristique du polar. Ordell Robie partage ces traits avec d’autres personnages de roman noir. Ce qui fait l’originalité de son activité économique, c’est son caractère minable. Le spectateur apprend assez vite qu’Ordell fait “tout ça” (le risque, la violence, l’activité incessante) pour rien ou presque, quelques milliers de dollars de temps à autre. Mais si Ordell est attaché à ce type d’activité finalement peu productive, c’est parce qu’il aime non pas tant le rendement que le style de vie. Gesticuler et faire l’important, voilà le vrai rendement de cette économie sous-productive.

Appelons “économie ordellienne” le type de système dans lequel les frictions, les négociations, les réunions, les menaces et les rétorsions, bref le rituel qui enveloppe la production, sont infiniment plus importantes que la production elle-même, réduite à n’être qu’un prétexte. Travailler pour avoir un bureau, pour se dire directeur ou patron, pour aller à des déjeuners d’affaires, plutôt que de travailler en vue d’une production, voilà l’ordellisme, qui fait de l’économie une sous-branche de la sociologie. L’ethnologue Malinowski a montré comment les sociétés des îles pacifiques identifient deux systèmes d’échanges: le Kula, dans lequel on échange des biens inutiles et purement symboliques, nécessaires à l’établissement d’une hiérarchie sociale, et le Ginwali, plus fonctionnel. L’économie ordellienne est l’autre nom, contemporain, du Kula.

La révolution entrepreneuriale occidentale au XVIe siècle a rompu avec l’économie comme Kula, comme rituel social. Pourtant, malgré le triomphe du libéralisme idéologique, rares sont les sociétés qui ont brisé avec l’économie de prestige. Certainement pas le Maroc, ni la majorité des pays méditerranéens.

Si nous ne sommes pas productifs, si notre économie reste désespérément coûteuse en énergie (humaine, sociale, matérielle…) pour un rendement minime, c’est peut-être parce que la production n’a en réalité aucun intérêt pour nous. Si l’entrepreneur est l’homme au cigare, pourquoi s’épuiser à gagner des parts de marché, à inventer des processus innovants et à viser le monopole, s’il suffit de mettre de côté de quoi se payer un cigare et un bureau dans un quartier d’affaires chic? Ordell nous rappelle une vérité économique méconnue des économistes: l’économie est une science sociale, c’est-à-dire une idéologie. La société marocaine a pour idéologie le paraître, pas la production. Ordell, alias El Beznass.