Omar Saghi. Les deux corps du roi

Par Omar Saghi

Les habitués de la télévision publique marocaine des années 1980-1990 connaissent cette scène. Le roi va parler. Le champ de la caméra embrasse une estrade, avec une table, des drapeaux marocains de part et d’autre. Et le siège sur lequel le souverain va s’asseoir. Parfois, deux sièges latéraux sont réservés à ses deux fils.

Seulement, en arrière-plan, un autre élément est là, silencieux, quasi invisible, bien qu’il soit de proportion respectable. Il s’agit d’un autre siège, qui va rester vide. Un grand siège disproportionné par rapport au corps d’un être humain.

Ce  dédoublement du trône, on le retrouve dans les cérémonies d’investiture et à divers autres rites royaux. Ces deux sièges, un trône énorme, vide, en attente d’un géant absent, et le siège royal, ce sont les deux composantes de la notion des deux corps du roi.

Les deux corps du roi sont un ouvrage célèbre d’un historien et politologue américain d’origine allemande, Ernst Kantorowicz. En 1649, le roi d’Angleterre, Charles Ier, est condamné à mort et exécuté. La première révolution politique moderne vient de se produire en Angleterre. D’autres, bien plus tard, suivront sur le continent. Mais ce régicide est spécial. Le roi Charles Ier est jugé et condamné au nom du roi, par le parlement. Un roi peut-il être condamné au nom du roi ? Oui. Le roi, éternel emblème du trône, condamne l’incarnation temporelle, particulière, appelée Charles Ier. Ce dédoublement, Ernst Kantorowicz en fait l’histoire complexe, qui remonte à la théologie chrétienne du Moyen-Age.

Ce dédoublement inconscient, qui décompose la monarchie en deux parts, le roi physique, portant un nom, et le roi éternel, qu’il remplace et représente, ce dédoublement existe aussi dans la tradition musulmane, sous des formes spécifiques, il est vrai. Les Abbassides, les Fatimides, les différentes dynasties chérifiennes, au Maroc ou au Yémen, entretenaient tous cet élément. Dans un monde profane, où la politique est le lieu de la ruse et de la violence, le souverain, en tant que deuxième corps mystique, est le représentant d’une chaîne ininterrompue garante de la sacralité.

On ne peut comprendre les particularités marocaines sans ces deux corps du roi : de la plus spectaculaire (Mohammed V vu sur la lune), à la plus politique comme l’attachement des Marocains à leurs différents souverains. Mais la distinction entre un roi éternel et abstrait, corps mystique intact, et ses incarnations successives, n’est pas seulement affaire d’observations sociologiques. Si l’on veut que la démocratie ait une chance de s’enraciner dans le pays, il faut miser sur ce deuxième corps du roi, ce roi qui n’est ni politique, ni personnel, ni contextualisé, et qui, seul, peut être arbitre et justicier, au-dessus de la mêlée violente où s’engagent les pays en transition. Régner sans gouverner, incarner le pays sans prendre parti, seule la monarchie comme corps double peut le faire.

La réussite de l’expérience démocratique en Grande-Bretagne tient à plusieurs éléments bien sûr. Mais l’institutionnalisation précoce des deux corps du roi en un corpus juridique joua un rôle décisif : en évitant à la monarchie de s’engager dans un corps à corps violent avec la nation (cas de la France) ou de prendre en charge directement la modernisation de la société (monarchies russe ou ottomane). Ni dans le monde du politique (comptable de ses actes), ni dans un ailleurs sacré absolu, le monarque aux deux corps reste l’ultime garant face aux dérives de la politique.