Le Maroc SA

Par Abdellah Tourabi

Il y a trois ans, lorsque les régimes arabes s’effondraient successivement comme de fragiles châteaux de cartes, lorsque le mot d’ordre « irhal » (Dégage !) était suffisant pour déboulonner des dictateurs qui se croyaient éternels, quand des monarchies et des républiques autoritaires vacillaient et sentaient leur heure approcher, le Maroc apparaissait comme un cas particulier, un pays qui gérait les aspirations au changement et à la réforme autrement, à sa manière. Pour de nombreux analystes, cette stabilité est expliquée par la légitimité de la monarchie et sa popularité. On avançait alors l’argument d’une dynastie ancienne, qui règne sur le pays depuis plus de 350 ans et dont les sultans et rois sont des descendants du prophète. Selon cette logique, la légitimité de la monarchie marocaine serait surtout traditionnelle et historique. Une explication, quelque peu orientaliste et exotique, qui a fait son temps et ne permet plus de comprendre pourquoi la monarchie dure encore au Maroc, et, surtout, pourquoi elle est perçue comme légitime.

Pendant les quinze ans de règne de Mohammed VI, que le royaume s’apprête à célébrer dans quelques jours, le Maroc a changé, la société s’est 
transformée et l’économie du pays s’est développée. À la faveur de la mondialisation, le Maroc a pu profiter de l’arrivée des investissements étrangers, de l’installation des multinationales et de la délocalisation des services vers notre territoire national. On a assisté aussi, pendant cette période, à l’émergence de grands groupes économiques marocains, considérés comme des champions locaux, capables de se projeter en dehors du royaume. Évidemment, ces groupes ne sont pas exempts de critiques et d’accusations sur les conditions de leur apparition et leurs pratiques, mais ce n’est pas notre propos ici. Cette situation a donc participé à la création d’emploi, à l’émergence d’une société de consommation, avec ses tares et ses effets positifs, et surtout au retour d’une classe moyenne, qui a presque disparu dans les années 1980 et 1990. C’est cette nouvelle classe moyenne, composée de cadres et de diplômés, qui se démène tous les jours pour accéder à la propriété privée et fournir à ses enfants une éducation digne et sérieuse, qui constitue la clé de la stabilité du pays. Elle n’a pas bougé pendant le Printemps arabe, ou alors elle l’a fait au nom de la réforme et du changement, mais jamais en souhaitant un bouleversement radical des choses. Au fond, cette classe moyenne s’estime liée à la monarchie, car tout changement brusque aurait une incidence directe sur son revenu, son train de vie et son avenir. La classe moyenne urbaine est actuellement le principal soutien du trône, comme la paysannerie l’était pendant les années 1960 et 1970. Dans cette optique, la légitimité de la monarchie a changé aussi, car elle correspond à une nouvelle réalité et une nouvelle donne sociale. Elle se présente désormais comme économique et « managerielle », et ne repose plus sur le poids de la tradition et de l’histoire. La monarchie est ainsi légitime et nécessaire, tant que la roue de l’économie tourne, que la société de consommation marocaine se développe et que la classe moyenne s’élargit et se stabilise. Ce changement de registre de légitimité de la monarchie est certainement l’un des points saillants des quinze ans de règne de Mohammed VI.