Un opium nécessaire

Par Abdellah Tourabi

C’est probablement le plus beau but de l’histoire du football : Diego Maradona prend le ballon en milieu de terrain, évite deux joueurs anglais, en dribble un troisième, puis un quatrième, élimine le gardien et marque le but de la qualification pour la demi-finale de Coupe du Monde, qui se déroule au Mexique en 1986. Mais au-delà de la splendeur du geste d’El Pibe de Oro et sa valeur esthétique et sportive, ce but avait le goût d’une revanche. En le marquant, Maradona avait pansé la blessure encore béante du peuple argentin, après la défaite militaire cuisante face à l’armée britannique, lors de la guerre des Malouines en 1982. Le but du génie argentin avait une fonction de catharsis, de libération d’un sentiment amer d’humiliation qui n’a pas quitté tout un peuple depuis des années. Le foot est vécu alors comme un prolongement de la guerre et de la politique.

Il s’agit d’une communion collective, un moment où les nations écrivent leur histoire et renforcent de nouveau le lien qui les unit. Plus près de chez nous, la liesse populaire en Algérie, suscitée par l’excellente prestation de son équipe nationale, est une illustration de cette fonction du ballon rond. Les images de la Coupe du Monde ont désormais leur place dans l’imaginaire collectif algérien et font partie de l’histoire de tout un pays.

Au Maroc, passant outre la frustration de ne pas participer à des compétitions sportives prestigieuses et remporter des coupes et des médailles, c’est la privation de tels moments d’enthousiasme général qui doivent inquiéter et intriguer. Si on demande à un Marocain de citer des épisodes où il a vécu une vraie exaltation collective, il citera sans doute les moments de célébration d’une victoire sportive. Plus qu’un jeu ou une distraction, le foot est un moyen de recréer et renforcer le lien national. Ce dernier est alimenté par des victoires et des défaites communes, des figures héroïques auxquelles on s’identifie et on se reconnaît, des  phases de liesse et de dépression vécues et partagées ensemble. L’histoire d’une nation est l’addition de ces moments et de ces figures. Or, le foot participe à la rédaction de ce grand récit collectif. Les trois buts de l’équipe nationale contre le Portugal à la Coupe du Monde de 1986, les larmes des joueurs après leur élimination injuste en 1998, le mythique but de Mustapha Hadji face aux Egyptiens à la CAN de la même année, sont plus que des moments sportifs, mais des fragments d’une mémoire nationale. On peut difficilement donner tort aux commentateurs sportifs exaltés qui comparent ces victoires sportives à de grandes épopées militaires, qui font la gloire d’un peuple. Leur fonction symbolique est la même : magnifier une appartenance nationale et fédérer un peuple autour d’une identité commune. On qualifie souvent le foot de nouvel « opium du peuple », sauf qu’il s’agit dans ce cas-là d’un opium nécessaire.