Aïn Leuh. Le village du désespoir

Retour à Aïn Leuh, quatre ans après l’expulsiondes chrétiens qui géraient l’orphelinat « Village de l’espoir ». Accusés de prosélytisme, ils ont laissé derrière eux les 30 orphelins qu’ils avaient adoptés. Récit de leur calvaire.

Le Village de l’espoir est toujours là mais l’espoir semble avoir déserté. L’entrée de l’orphelinat est gardée par un mokhazni qui a reçu la consigne de ne laisser personne approcher. Les imposants bâtiments, étalés sur cinq hectares, surplombent les quelques hameaux nichés dans ce coin de la région d’Azrou, à deux kilomètres de Aïn Leuh. Mais c’est la mosquée, récemment construite grâce à un don personnel de Mohammed VI, qui domine désormais le paysage. Tout un symbole dans cette contrée où les esprits restent marqués par ce jour de mars 2010, où les forces de l’ordre ont débarqué au Village de l’espoir. « Je m’en rappelle comme si c’était hier », confie Hafida Laroui, éducatrice dans cet orphelinat autrefois géré par l’association internationale Village of hope, d’obédience chrétienne. Accusés de prosélytisme, dix éducateurs d’origine étrangère et leurs six enfants biologiques sont appréhendés et expulsés du Maroc manu militari. Ce jour-là, les trente enfants qu’ils avaient adoptés se sont retrouvés orphelins pour la deuxième fois. Depuis, ils ont presque tous la même phobie. « Ils se mettent à paniquer dès qu’ils voient un uniforme. Cela leur rappelle les agents qui les ont séparés de leurs parents », témoigne une encadrante du centre.

Un double déracinement

Les enfants, qui suivaient autrefois les cours de l’école située dans l’enceinte du Village de l’espoir, ont été transférés dans un établissement public. Chaque matin, un minibus estampillé INDH vient les chercher avant de repartir en trombe sur une piste difficilement carrossable. « Ils vivent un double déracinement. Ils ont d’abord été privés de leurs familles adoptives et ont dû quitter leur environnement pour un autre auquel ils n’arrivent pas à s’habituer », explique Rachid Rahhali, professeur d’éducation islamique au Village de l’espoir depuis 2007 et directeur pédagogique. A l’école Atlas, située à quelques encablures, les « orphelins du Christ » sont confrontés à un milieu scolaire très différent de celui qu’ils ont toujours connu. Fini les cours de langues, d’agriculture, de cuisine et même de baseball. « C’est triste à dire, mais ils ont découvert la violence et appris à dire des gros mots. C’était une chose impensable avec leurs familles adoptives », affirme Hafida Laroui.

Au lendemain du départ de l’association Village of hope, une directrice a été nommée à la tête de l’orphelinat sur décision judiciaire. Il s’agit d’Asmae Bouziane, épouse d’un notable de la région et présidente d’une association à Azrou. Contactée à maintes reprises, elle s’est refusée à toute déclaration. « Le centre est devenu une quelconque khairiya (maison de bienfaisance) », se désole Hafida Laroui. Car l’expulsion des éducateurs étrangers a aussi chamboulé le système du village, qui reposait sur l’accueil d’enfants au sein des familles qui y vivaient. Depuis mars 2010, les 30 orphelins n’ont plus de foyer à regagner après l’école. Privés de la vie qu’ils partageaient avec leurs parents, frères et sœurs adoptifs, ils sont désormais confinés dans des dortoirs. « Ce n’est pas du tout évident pour des enfants âgés de 4 à 13 ans », insiste Hafida Laroui. Néanmoins, les plus petits sont pris en charge par les éducatrices du centre qui ont d’elles-mêmes instauré un système de roulement leur permettant d’être présentes 24h/24.

L’expérience de la faim

Village of hope étant une grande ONG internationale, l’orphelinat de Aïn Leuh et ses pensionnaires n’avaient jamais manqué de rien. Dons et financements affluaient régulièrement. « Les enfants avaient plus que le nécessaire », souligne Rachid Rahhali. Aujourd’hui, il leur arrive d’avoir faim. « Parfois je n’ai même plus un yaourt à leur donner », lâche Hafida Laroui. « Certains enfants portent des chaussures trouées d’où leurs orteils dépassent et même parfois des sandales en plastique pendant l’hiver », décrit une autre éducatrice. Ils partagent désormais le difficile quotidien des habitants de Aïn Leuh. « Je suis au courant de la situation de ces enfants, mais nous aussi avons été affectés », nous dit N.B., une quadragénaire qui vend des fripes au centre de la bourgade. En plus de prendre en charge les pensionnaires du Village de l’espoir, les étrangers n’oubliaient pas d’aider les familles les plus démunies de la région. Et sans jamais demander quoi que ce soit en contrepartie.

« Moi, ils m’ont fait le plus grand bien. Etant incapable d’avoir des enfants, ils m’ont aidé à en adopter un et à remplir toutes les formalités », affirme M.K., un habitant de Toufsselt, un village voisin. Après la rafle du 8 mars 2010, il s’est retrouvé pendant deux jours au commissariat de police d’Azrou où il affirme avoir été « soigneusement cuisiné ». « Ce qui est arrivé est un crime de l’Etat marocain. Les autorités se sont couchées devant les intégristes et leur campagne de dénigrement contre les éducateurs du Village de l’espoir », commente Abdelkader Ameziane, membre de la section marocaine de l’Association des populations des montagnes du monde. Et les enfants ne sont pas les seules victimes de ce drame.

Aucun statut pour les salariés

« Avant, nous marchions la tête haute. Aujourd’hui, nous baissons la tête en passant dans la rue parce que nous devons de l’argent à pratiquement tous les commerçants ». C’est ainsi que Rachid Rahhali, également délégué du personnel, résume la situation des 22 salariés marocains de l’orphelinat. La raison ? Ils perçoivent leurs salaires tous les trois, voire quatre mois. Pour ne rien arranger, ils ne savent plus de quelle administration ils relèvent exactement. « Le centre continue à fonctionner avec des fonds du ministère de la Solidarité et de la Femme et de l’Entraide nationale, mais nous sommes dans le flou total quant à notre statut », poursuit Rachid Rahhali. Et cette situation dure depuis plus de quatre ans. La solution aux problèmes du Village de l’espoir passerait idéalement par la justice. Les étrangers expulsés ont intenté un procès à l’Etat marocain et obtenu gain de cause en première instance. « Mais juste pour récupérer le village », précise Ahmed Dgherni, avocat de l’ONG. L’Etat a fait appel et réussi à invalider le verdict initial.

Voilà maintenant un an que l’affaire est entre les mains de la Cour suprême. « Mais il ne faut pas se faire d’illusion. L’Etat a perdu la face une première fois en expulsant les éducateurs étrangers de Aïn Leuh. Il ne pourra pas perdre la face une nouvelle fois en admettant son erreur », commente un militant associatif local. Ce dernier étaye son argumentation : « Après l’expulsion des étrangers, l’Etat a dépêché sur place des morchidate comme s’il fallait reconvertir les enfants à l’islam, mais elles ont été déçues. Ce n’était pas nécessaire puisqu’ils avaient reçu des cours d’instruction islamique ». Aujourd’hui, ce sont les enfants du Village de l’espoir qui remportent les concours de psalmodie du Coran organisés par leur école. Mais leur souhait le plus cher reste de pouvoir renouer un jour avec ceux qui les ont autrefois tant aimés. 

 

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