Décalages. L’homme providentiel

Par Souleïman Bencheikh

Notre système politique ne permet pas d’avoir des hommes providentiels, seulement des rois providentiels

Il existe dans l’histoire de certains pays des figures que l’on qualifie d’hommes (ou de femmes) providentiels. La France, de Bonaparte à De Gaulle, en passant par Pétain, s’en est d’ailleurs fait une spécialité. L’homme providentiel n’est ni blanc, ni noir. Dans ses valises, il peut tout aussi bien amener l’enfer que vendre le paradis. Il peut être Hitler et la Shoah ou Roosevelt et le New Deal. Une chose est sûre, le surgissement historique d’un homme providentiel est l’annonce d’un ordre nouveau. Qu’il soit fossoyeur de révolution comme Al Sissi en Egypte ou prophète de paix comme Mandela en Afrique du Sud, l’homme providentiel imprime sa marque dans l’histoire.

Il existe aussi parfois des rendez-vous manqués avec le destin, des espérances déçues, des élans brisés, des Kennedy, Gandhi, Arafat… Mais l’homme providentiel a cela de particulier que son histoire et son message transcendent les différences. Qu’il soit martyr ou héros, les foules, électrisées et magnétisées, communient avec lui. Le peuple se reconnaît en lui. Les élites placent leurs espoirs en lui. Lui-même ne fait que cueillir un pouvoir qui lui tend les bras. A l’homme providentiel tout semble promis comme s’il était la somme de tous les possibles, la coïncidence parfaite d’un moment historique et d’un individu. Il émerge de nulle part, séduit l’univers, conquiert le monde, façonne son pays et s’en va compter ses points pour le paradis. En coulisses, il y a bien sûr la solitude du chef et les turpitudes intimes. Mais elles ne seront qu’un des nombreux éléments qui construisent la légende noire ou dorée des hommes qui, pour le meilleur ou pour le pire, parviennent à changer le cap de l’histoire.

Il y a en ce moment même, dans un grand pays musulman, un leader politique qui semble avoir rendez-vous avec son peuple et avec l’histoire. A 52 ans, Joko Widodo, surnommé « Jokowi », est un phénomène dans la vie politique indonésienne. D’origine modeste, il a abandonné le commerce de meubles pour se lancer en politique en 2005. Après un premier mandat de maire dans une ville de province, il est réélu triomphalement avec 91 % des voix. En 2012, il s’attaque à Djakarta, la capitale du pays. L’élection au poste de gouverneur n’est pas une mince affaire. Joko Widodo remporte néanmoins une large victoire, lors d’un scrutin considéré comme exemplaire par la plupart des observateurs. En avril dernier, c’est le parti de « Jokowi » qui arrive en tête des législatives. Le gouverneur de Jakarta est désormais en orbite pour l’élection présidentielle de juillet. Charismatique, favori des sondages et réputé honnête, il a d’ores et déjà initié une révolution dans le mode de gouvernance de la capitale indonésienne. Autre atout dans sa manche, pour devenir le candidat de son parti à la présidentielle, « Jokowi » a dû prendre la place de la fille de Soekarno, héritière du père de l’indépendance indonésienne.

Un fils du peuple qui met fin aux espoirs d’une « fille de ». Voilà qui pourrait presque redonner du baume au cœur de certains de nos dirigeants politiques parfois taxés de populisme. Chabat, Lachgar et Benkirane pourraient bien s’inspirer de l’exemple de « Jokowi ». Attention toutefois à ne pas se méprendre. Notre système politique ne permet pas d’avoir d’homme providentiel. Il a en effet cela de particulier qu’il fait le vide autour de son centre de gravité, la monarchie. Au Maroc donc, il ne peut y avoir qu’un roi providentiel. Mohammed V en fut un. Il fut un roi providentiel dans le sens où il a dépassé le rôle initialement prévu pour lui. Ce faisant, il a risqué le trône de sultan fantoche octroyé par la France. Mais il faut croire que la providence ne se gagne pas sans risque.