Décalages. Un prince en rupture de ban

Par Souleïman Bencheikh

Moulay Hicham El Alaoui l’a fait ! Il a commis le crime suprême de lèse-majesté, il a commis un livre, pire, un journal presque intime dont la quatrième de couverture annonce tout de go qu’il est « bien plus qu’un manifeste politique ». Je préfère le dire franchement, Le journal d’un prince banni, paru en France mercredi 9 avril, est un livre de 363 pages qui fourmille d’anecdotes et d’analyses que je n’ai pas encore toutes digérées et que je projette de partager plus tard. Ce qui m’intéresse ici est la démarche de ce prince, petit-fils de Mohammed V, troisième dans l’ordre de succession au trône et prétendant le plus proche en âge du roi Mohammed VI.

Le dernier membre de la famille régnante à s’être prêté à l’exercice de l’écriture livresque n’est autre que Hassan II. C’était en 1976, quand, requinqué par la Marche verte, il publiait Le défi, un premier ouvrage écrit à la première personne du singulier, où le défunt roi distillait analyses et souvenirs. Mais depuis Hassan II, plus rien. Ses enfants ne se sont pour l’instant jamais livrés à l’exercice de l’écriture et rien ne laisse présager un quelconque changement en la matière. La génération post-Hassan II semble en effet plus préoccupée d’économie et de business que de querelles intellectuelles. On y préfère les chiffres vraiment astronomiques aux mots faussement ambigus. Les uns comptent, l’autre écrit.

Mais au royaume des bonnes manières et du protocole, il n’est jamais bon d’avoir la langue bien pendue, surtout pas pour dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas. Que dire alors des téméraires qui manient la plume ? De ceux qui profanent le temple mystérieux nommé Makhzen et souillent la monarchie de leurs insidieuses interrogations ? De ceux qui, compagnons d’enfance et titulaires des secrets de rapines, ont tourné le dos à leur monde et s’en sont affranchis pour mieux le décrire ? J’appelle ces hommes des libres penseurs. Ce sont les conquérants des temps modernes : ceux qui taillent des brèches dans l’omerta ambiante et gagnent des espaces d’expression où d’autres s’engouffreront encore et encore.

Ecrire ne va donc pas de soi, encore moins sur la monarchie et encore moins pour un prince marocain. « Tout livre est un contrat de confiance et le livre d’un prince marocain encore plus qu’un autre », commence d’ailleurs Moulay Hicham après avoir dédié son ouvrage « Aux Marocains, sans distinction ». Un prince qui établit un contrat de confiance avec tous les Marocains, voilà assurément qui n’est pas commun. Serait-ce l’aveu d’une ambition politique ? Plus qu’un aveu, c’est le signe d’un paradoxe inextricable : Moulay Hicham est à la fois une incarnation de la monarchie et une menace de désincarnation pour le pouvoir actuel. Il symbolise la possibilité d’une réforme interne à la famille, sans s’interdire d’envisager un Maroc sans monarchie. Dans le pays rêvé de Moulay Hicham, le système monarchique ne serait plus l’alpha et l’oméga. « Ce livre critique la monarchie chérifienne pour que les Marocains puissent s’en défaire, s’ils en ont la volonté, ou pour qu’ils puissent l’adapter à leurs besoins si tel est leur souhait », écrit par exemple le prince. Mais « l’équation Moulay Hicham » est ailleurs : ce prince se donne à voir comme le miroir inversé de Mohammed VI. En dénonçant « le rendez-vous raté avec l’Histoire » du règne actuel, il dessine une autre voie, celle qui aurait pu et peut encore être la nôtre : un raccourci vers la démocratie et le développement, un « royaume pour tous ».