Le Maghreb économique est possible

UMA. Réunis en conclave à Marrakech les 17 et 18 février, les représentants du patronat maghrébin ont cherché les voies d’une intégration économique. Beaucoup de chemin reste à parcourir.

« Pour construire une intégration maghrébine, nous devons commencer par respecter les horaires ». Cette remarque amère est de Amin Bennouna, vice-président d’Amisole et administrateur de Fenelec. Ce dernier, comme plusieurs intervenants au 3e Forum de l’Union maghrébine des employeurs (UME), organisé par la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM) les 17 et 18 février à Marrakech, n’a pas apprécié que le Chef du gouvernement marocain arrive plus d’une heure en retard et que les chefs des patronats algérien et tunisien prennent une heure pour faire des interventions censées durer une vingtaine de minutes.

En plus du changement comportemental, l’intégration économique des cinq pays maghrébins nécessite des bases solides sur le plan institutionnel et réglementaire et, surtout, du concret. En témoignent les propos, francs et dépourvus de toute démagogie, de Abdellatif Jouahri, wali de Bank Al-Maghrib : « Nous avons signé beaucoup d’accords, mais rien n’a été fait jusqu’à maintenant ». Le patron de la banque centrale, pour ne rester que dans son domaine de prédilection, fait sans doute référence à la création d’une banque d’investissement maghrébine, actée en 2013 mais restée en friche. Cette frustration est ressentie par la quasi-totalité des 600 participants au Forum de Marrakech. Plus stratégique encore, Abdellatif Jouahri rappelle que la croissance économique dans la région ne dépasse pas les 4,8%, ce qui reste insuffisant pour créer des emplois et éviter les tensions sociales. Autrement dit, les politiques maghrébins prennent des risques en se tournant le dos. Et l’UME se propose de les mettre face à leurs réalités.

Au-delà du politique

Lancée en 2007, l’UME est un groupement des organisations patronales des cinq pays du Maghreb (Algérie, Libye, Maroc, Mauritanie et Tunisie). Son objectif est de bousculer l’Union du Maghreb arabe (UMA), qui reste un regroupement politique qui peine à concrétiser le rêve des nationalistes nord-africains. 25 ans après sa naissance, l’UMA demeure ligotée et impuissante face aux conflits politiques qui éloignent les cinq pays au moment où tout les rapproche. A commencer par l’économie.

En quête de croissance et d’emplois, les patrons maghrébins entendent ainsi outrepasser les pesanteurs politiques pour instaurer une interconnexion par les affaires. L’objectif est de récupérer les points de croissance économique que leur fait perdre la non-intégration. Le cloisonnement économique coûte annuellement au Maghreb entre 3 et 9 milliards de dollars, soit 2 à 3% du PIB. La faiblesse des échanges commerciaux reflète ce manque à gagner. Selon les chiffres présentés par Zouheir Chorfi, directeur général de l’administration des douanes et des impôts indirects, la part des pays de l’UMA dans les échanges globaux du Maroc ne représente que 3,1%, soit 3,4% des importations et 2,4% des exportations. Les exemples avancés par David Laborde, chercheur à l’International Food Policy, sont plus parlants : l’Uruguay, qui affiche le même PIB que la Tunisie, commerce cinq fois plus au sein du Mercosur (marché commun latino-américain) que la Tunisie au sein de l’UMA.

Le commerce entre les pays européens représente 80% pour l’UE contre 20% pour le Mercosur, alors qu’il est à peine de 3% pour l’UMA. Et encore, certains intervenants estiment que ces chiffres sont gonflés par le poids des produits énergétiques, notamment le gaz et le pétrole algérien et libyen. C’est dire que les patrons de la région sont au point zéro.

Trois scénarios possibles

L’étude présentée par David Laborde propose trois scénarios d’intégration. Le premier préconise la reprise de la dynamique pré-2007 pour une intégration effective des pays du Maghreb. Le Forum de Marrakech en est le premier pas. En effet, après la création de l’UME, deux forums ont été organisés, l’un à Alger en 2009 et l’autre à Tunis en 2010. Les évènements politiques qui ont marqué la région, notamment les révolutions tunisienne et libyenne, ont freiné cet élan. Le Forum de Marrakech constitue ainsi un début de redynamisation de cette Union.

Le deuxième scénario parle d’une intégration similaire à celle du Mercosur. L’intégration, dans ce cas de figure, demeure purement économique avec une grande harmonisation des législations, la libre circulation des biens et des produits, ainsi que l’adoption d’une tarification douanière unique. En revanche, le troisième scénario est plus ambitieux puisqu’il propose, à terme, une intégration plus poussée, pouvant se diriger vers un regroupement économique et politique. Les gains potentiels diffèrent d’un scénario à l’autre.

Les recommandations du Forum de Marrakech se rapprochent des deux premiers scénarios. L’accent est ainsi mis sur l’interconnexion des marchés maghrébins. Et cela commence par la réglementation, tout particulièrement concernant la libre circulation des investissements et de l’appropriation. Parallèlement, une refonte des procédures douanières et administratives est capitale pour faciliter les échanges. Surtout que les participants au Forum de Marrakech visent à doper les échanges commerciaux dans l’agriculture, la pêche, l’industrie et les services. Ce qui laisse entendre l’acheminement vers la création d’une zone de libre-échange inter-maghrébine. A ce sujet, il n’est pas inutile de rappeler qu’un projet de convention existe déjà et qu’il suffit de le réactiver et de l’actualiser.

Une zone maghrébine

Toutefois, une zone de libre-échange a des préalables autres que juridiques et tarifaires. L’une des recommandations phares de ce forum est justement celle insistant sur le développement d’une infrastructure moderne et connectée de part et d’autre des pays membres. Autoroutes, voies ferrées, liaisons maritimes, dessertes aériennes et plateformes portuaires sont autant de projets à propulser concomitamment au dossier juridique. L’ampleur de cette infrastructure commune fera appel à des capitaux importants et dont la mobilisation, en plus des engagements intrinsèques des membres, sera du ressort de la future banque maghrébine d’investissement. L’importance de celle-ci est telle que son assemblée constitutive est programmée pour fin 2014. Les opérateurs bancaires seront aussi mis à contribution pour accompagner le développement des différents secteurs économiques. Rappelons qu’une connexion bancaire existe déjà entre le Maroc, la Tunisie et la Mauritanie, puisque le royaume y compte des filiales bancaires. En revanche, notre pays peine à s’introduire sur le marché algérien. Bref, l’intégration nécessite une coordination étroite à tous les niveaux. « Nous parlons souvent de complémentarité, mais nous sommes en réalité concurrents et nous développons pratiquement les mêmes stratégies sectorielles », note Hammad Kessal, économiste, qui a assisté au Forum. Pour cet expert, la réussite de la dimension régionale sera effective quand chaque pays développera une approche régionale dans la conceptualisation des stratégies sectorielles. La déclaration de Marrakech n’a pas omis cette question. Elle propose d’harmoniser les stratégies sectorielles.

Il est vrai qu’à première vue, les économies maghrébines laissent entrevoir une certaines différenciation, surtout chez nos voisins algériens, mauritaniens et, plus loin, chez les Libyens. Vu de près, ces trois pays, comme le reste du Maghreb, ont entamé  (ou théoriquement envisagent de le faire) une diversification de leur économie. Des secteurs comme l’offshoring, le tourisme, la gestion portuaire ou encore l’agroalimentaire sont visés. Dans cette optique, la complémentarité n’est possible que si la dimension régionale est fortement présente dans les fondements de ces stratégies. Le secteur du textile est souvent donné en exemple. Sur le plan mondial, les acteurs du textile et habillement font appel à des intrants asiatiques ou africains pour de grandes signatures européennes. Dans le même esprit, une intégration intra-maghrébine peut être possible à travers une connexion amont/aval.

Les pistes de développement intégré ne manquent pas. Place aux mécanismes à même de les concrétiser. En effet, rêver le Maghreb économique est facile. Le réaliser relève d’une complexité accablante. Mais il y a un début à tout. La première étape, selon le calendrier établi par l’Initiative maghrébine du commerce et de l’investissement (IMIC) à Marrakech, consiste à restructurer l’UME. «  L’étude, réalisée en coopération avec l’ensemble des membres de l’Union, a insisté sur l’importance de sa restructuration pour favoriser la création des opportunités et l’intensification des rencontres entre les hommes d’affaires maghrébins », précise la déclaration de Marrakech.

Les employeurs d’abord

A cet égard, les membres de l’UME ont convenu d’organiser la première réunion de la commission de restructuration de l’UME et de suivi de ses activités, le 20 mars 2014 à Casablanca. Cette commission a été formée lors de la dernière réunion du conseil d’administration de l’UME au siège de la CGEM fin janvier 2014. Elle a pour mission de suivre la mise en œuvre du plan d’action proposé dans ladite étude. Un plan d’action structuré en trois temps. Dans moins d’un an, l’UME devra parfaire son organisation en instituant un secrétariat permanent pour établir des comités sectoriels et des groupes de travail afin de faciliter le transfert transfrontalier des prêts et crédits et entamer les discussions pour l’harmonisation douanière et le renforcement des partenariats public- privé (PPP).

A moyen terme, l’UME aura son personnel nommé et formé avec l’appui d’experts. Sur le plan économique, l’UMA aura réussi à faciliter l’établissement transfrontalier des banques, à s’accorder sur un régime de transport en commun et à créer une agence de promotion de l’investissement au Maghreb. Cette phase transitoire mène, si tout va bien, à une libéralisation totale des mouvements de capitaux dans la région. Bien entendu, arrivée à cette phase, l’UMA sera une réalité palpable et, pourquoi pas, tous les conflits politiques ne seront, à ce moment-là, qu’un mauvais souvenir.  

Perspectives. La thèse politique des sceptiques 

Plus réalistes ou plus sceptiques, certains observateurs, dont des patrons marocains, prédisent un avenir incertain à l’UME. «Nous prions pour que l’intégration soit une réalité, mais connaissant les obstacles de part et d’autre, nous ne sommes pas confiants», confient-ils en aparté. Pour eux, le Forum de Marrakech n’est qu’une stratégie politique. Explication : présidée désormais par Miriem Bensalah, l’UME ambitionne de joindre ses forces à l’Union pour la Méditerranée (UPM), dirigée elle aussi par un Marocain, Fathallah Sijilmassi, pour s’attaquer au Sahel. L’idée n’est un secret pour personne et Miriem Bensalah l’annonce clairement dans l’éditorial qu’elle a signé dans le catalogue du 3e Forum de Marrakech. Donc, l’ambition est officielle et l’UME n’en sera que la cheville ouvrière. Comment ? La stratégie marocaine pour l’Afrique s’intensifie, la concurrence aussi. Les Turcs, les Chinois et les Européens mettent les bouchées doubles pour s’accaparer les richesses du continent noir. Les dirigeants africains ont de plus en plus conscience des avantages qu’ils peuvent tirer de cet intérêt grandissant. En clair, le continent s’offrira au mieux disant. Le Maroc, avec la carte du Maghreb, joue gros et l’UPM pourrait être d’un grand secours en mobilisant l’expertise et les fonds nécessaires.  

 

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