Décalages. Sale temps pour les lanceurs d’alerte

Par Souleïman Bencheikh

C’est hélas la réalité de notre monde : si les alertes se multiplient aux quatre coins de la planète, ceux qui les lancent restent la proie facile des intérêts étatiques. Pourchassés, contraints à l’exil ou à la prison, ces éveilleurs de conscience paient cher le prix de leurs révélations. Julian Assange, le fondateur de Wikileaks, est reclus dans une ambassade à Londres depuis juin 2012. Son informateur, Bradley Manning, a été condamné à 35 ans de prison par un tribunal militaire américain. Edward Snowden, qui a dévoilé en juin dernier le système d’espionnage mondial auquel se livrent les Etats-Unis, a quant à lui obtenu de la Russie un droit d’asile reconductible d’un an. Encore plus proche dans le temps, Xu Zhiyong, cet avocat chinois qui a lancé en 2012 le Mouvement des nouveaux citoyens et milite pour la moralisation de la vie publique, devait répondre mercredi 22 janvier, devant un tribunal de Pékin, des accusations de « trouble à l’ordre public » et « appel à manifestation ». Le même jour, plusieurs quotidiens chinois dévoilaient des milliers de noms d’officiels détenant des comptes à l’étranger.

Quel que soit le pays, c’est le même sort qui est réservé aux lanceurs d’alerte : l’isolement et le harcèlement judiciaire.  Aucun Etat, qu’il soit démocratique ou pas, n’aime être pris la main dans le sac. Et c’est bien pour cela que, dans les systèmes politiques évolués, le peuple, conscient de ses droits, est là pour sanctionner les dépassements. Comment comprendre alors que les Américains ne se soient pas élevés contre l’arbitraire qui a touché Snowden, Assange, Manning et consorts ? Tout simplement parce que les affaires qu’ils ont révélées n’ont pas mis l’Etat américain en porte-à-faux avec sa population. Les sondages indiquent qu’une majorité d’Américains est prête à accepter les écoutes téléphoniques à des fins de lutte antiterroriste. De la même manière, une majorité d’Américains comprend que les communications Internet du monde entier, à l’exception de celles du territoire national, soient disséquées par la NSA sans aucune autorisation préalable.

Le Maroc a lui aussi ses lanceurs d’alerte et ses méthodes pour les museler. L’un des premiers à avoir fait parler de lui n’est autre que le « sniper de Targuist », dont les vidéos postées sur le Net en 2007 montraient des policiers en flagrant délit de corruption. S’il a choisi plus tard de poursuivre son combat à visage découvert, Mounir Agueznay est néanmoins bien conscient de la pression qui pèse sur lui et sa famille. En 2011, deux fonctionnaires du ministère des Finances se sont également illustrés par la révélation de l’affaire des primes échangées entre Noureddine Bensouda, trésorier général du royaume, et Salaheddine Mezouar, alors ministre des Finances. Ce sont ces mêmes fonctionnaires qui ont été jugés pour « violation du secret professionnel ». Plus récemment, l’affaire du Danielgate, relayée par le site d’information Lakome.com, n’a pas plaidé en faveur du journaliste Ali Anouzla, accusé quelques semaines après de complot terroriste. En l’absence de sondages, il nous est difficile de mesurer avec exactitude l’impact de ces affaires sur l’opinion publique. Il reste que, dans les trois cas, l’Etat marocain s’est retrouvé en porte-à-faux avec le bon sens populaire : celui qui condamne le policier racketteur, au même titre qu’une prime mensuelle plus élevée que le salaire de base, ou la grâce accordée à un pédophile notoire. Un Etat sur lequel plane le soupçon d’injustice, voilà assurément une alerte à prendre au sérieux. A défaut, viendra le jour où le musellement de quelques-uns ne suffira plus à protéger notre système politique d’une cascade de scandales.